être de cet étant

Une analytique du Dasein doit donc demeurer la première requête dans la question de l’être. Seulement, c’est alors que le problème d’une conquête et d’une confirmation du mode directeur d’accès au Dasein devient précisément un problème brûlant. Négativement : il n’est pas question d’appliquer à cet étant, dans une construction dogmatique, une quelconque idée de l’être et de l’effectivité, si « évidente » soit-elle, et il est tout aussi peu question d’imposer au Dasein, sans précautions ontologiques, les « catégories » préesquissées par une telle idée. Bien plutôt le mode d’accès et d’explicitation doit-il être choisi de telle manière que cet étant puisse se montrer en lui-même à partir de lui-même. Or ce mode doit bel et bien montrer cet étant en ce qu’il est de prime abord et le plus souvent, dans sa quotidienneté (Alltäglichkeit) moyenne. Et sur la base de celle-ci, ce ne sont pas des structures arbitraires et fortuites qui doivent être dégagées, mais des structures essentielles, qui se maintiennent, à titre de déterminations de (17) son être, dans tout mode d’être du DaseDasein factice. C’est donc dans la perspective de la constitution fondamentale de la quotidienneté (Alltäglichkeit) du Dasein qu’il convient d’entreprendre la mise en relief préparatoire de l’être de cet étant. EtreTemps5

L’analytique du Dasein ainsi conçue demeure entièrement orientée sur la tâche directrice de l’élaboration de la question de l’être. C’est par là que se déterminent ses limites. Elle ne peut prétendre fournir une ontologie complète du Dasein – laquelle bien entendu doit être construite si quelque chose comme une « anthropologie philosophique » doit un jour s’élever sur une base philosophiquement suffisante. L’interprétation qui suit apportera seulement quelques « éléments », certes non dénués d’importance, au projet d’une anthropologie possible, ou plutôt de sa fondamentation ontologique. Cependant, l’analyse du Dasein est non seulement incomplète, mais encore et avant tout provisoire. Elle dégage seulement d’abord l’être de cet étant, sans interpréter son sens. C’est la libération de l’horizon pour l’interprétation la plus originelle de l’être qu’elle est bien plutôt destinée à préparer. Que celle-ci soit d’abord acquise, et alors l’analytique préparatoire du Dasein exigera d’être répétée {NT: On ne confondra évidemment pas cette répétition générale avec celle, plus restreinte, de la section 1 par la section 2 dont va parler l’alinéa suivant} sur une base ontologique plus élevée et authentique. EtreTemps5

Mais Kant, en reprenant la position ontologique de Descartes, est conduit à une autre omission essentielle : celle d’une ontologie du Dasein. Cette omission, conforme à la tendance la plus propre de Descartes, est décisive. Avec le cogito sum, Descartes prétend procurer à la philosophie un sol nouveau et sûr. Mais ce qu’il laisse indéterminé dans ce commencement « radical », c’est le mode d’être de la res cogitans, plus exactement le sens d’être du « sum ». L’élaboration des fondations ontologiques implicites du cogito sum, voilà donc ce qui marque la seconde étape sur le chemin du retour destructif vers l’histoire de l’ontologie. L’interprétation prouvera non seulement que Descartes devait nécessairement omettre la question de l’êtrêtre en général, mais encore elle montrera pourquoi il a pu former l’opinion que l’« être-assuré » absolu du cogito le dispensait de s’enquérir du sens d’être de cet étant. EtreTemps6

L’étant que nous avons pour tâche d’analyser, nous le sommes à chaque fois nous-mêmes. L’être de cet étant est à chaqchaque fois mien. Dans son être, cet étant se rapporte (42) lui-même à son être. En tant qu’étant de cet être, il est remis à son propre être. C’est de son être même que, pour cet étant, il y va à chaque fois. Or deux conséquences résultent de cette caractérisation du Dasein : 1. L’« essence » de cet étant réside dans son (avoir-) à-être. Le quid (essentia) de cet étant, pour autant que l’on puisse en parler, doit nécessairement être conçu à partir de son être (existentia). C’est alors justement la tâche ontologique que de montrer que, si nous choisissons pour désigner l’être de cet étant le terme d’existence, ce titre n’a point, ne peut avoir la signification ontologique du terme traditionnel d’existentia ; existentia signifie ontologiquement autant qu’être-sous-la-main, un mode d’être qui est essentiellement étranger à l’étant qui a le caractère du Dasein. Pour éviter la confusion, nous utiliserons toujours à la place du titre existentia l’expression interprétative d’être-sous-la-main, réservant au seul Dasein la détermination d’être de l’existence. L’« essence » du Dasein réside dans son existence. Les caractères de cet étant qui peuvent être dégagés ne sont donc pas des « propriétés » sous-la-main d’un étant sous-la-main présentant telle ou telle « figure », mais, uniquement, des guises à chaque fois possibles pour lui d’être. Tout être-ainsi-ou-ainsi de cet étant est primairement être. C’est pourquoi le titre « Dasein » par lequel nous désignons cet étant n’exprime pas son quid, comme dans le cas de la table, de la maison, de l’arbre, mais l’être. 2. L’être dont il y va pour cet étant en son être est à chaqchaque fois mien. Le Dasein ne saurait donc jamais être saisi ontologiquement comme un cas ou un exemplaire d’un genre de l’étant en tant que sous-la-main. À cet étant-ci, son être est « indifférent », ou, plus précisément, il « est » de telle manière que son être ne peut lui être ni indifférent ni non indifférent. L’advocation du Dasein, conformément au caractère de mienneté de cet étant, doit donc toujours inclure le pronom personnel : « je suis », «tu es ». EtreTemps9

Les deux caractères du Dasein qu’on a esquissés : la primauté de l’« existentia » sur l’essentia, la mienneté, indiquent déjà qu’une analytique de cet étant est convoquée devant une région phénoménale spécifique. Cet étant n’a pas, n’a jamais le mode d’êtrêtre de l’étant qui est seulement sous-la-main à l’intérieur du monde. Par conséquent, il ne peut pas non plus être thématiquement prédonné à la façon dont on « trouve » un étant sous-la-main. Sa prédonation correcte va si peu de soi que la déterminer constitue déjà une pièce essentielle de l’analytique ontologique de cet étant. De l’accomplissement sûr de la prédonation convenable de cet étant dépend la possibilité de porter en général l’être de cet étant à la compréhension. Quelque provisoire que soit l’analyse, elle exige toujours déjà que le point de départ correct soit assuré. EtreTemps9

Tous les éléments d’explication apportés par l’analytique du Dasein sont conquis du point de vue de sa structure d’existence. Comme ils se déterminent à partir de l’existentialité, nous appelons les caractères d’êtrêtre du Dasein des existentiaux. Ils doivent être nettement séparés des déterminations d’être propres à l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein (Daseinsmässig), et que nous nommons catégories. Cette dernière expression est alors reprise et maintenue dans sa signification ontologique primaire. L’ontologie antique prend pour sol exemplaire de son explicitation de l’être l’étant qui fait encontre à l’intérieur du monde. Le mode d’accès à cet étant est le noein, ou le logos. C’est en lui que l’étant fait encontre. Mais l’être de cet étant doit devenir saisissable en un legein (faire-voir) privilégié, de telle manière que cet être devienne d’emblée intelligible comme ce qu’il est – ce qu’il est déjà en tout étant. EtreTemps9

Ni la description ontique de l’étant intramondain, ni l’interprétation ontologique de l’être de cet étant ne touchent, comme telles, au phénomène « monde ». Dans l’un et l’autre modes d’accès à l’« être objectif », le « monde » est déjà – et diversement – « présupposé ». EtreTemps14

La « mondanéité (Weltlichkeit) » est un concept ontologique, qui désigne la structure d’un moment constitutif de l’être-au-monde (In-der-Welt-sein). Or nous connaissons l’être-au-monde (In-der-Welt-sein) comme une détermination existentiale du Dasein. La mondanéité (Weltlichkeit), par conséquent, est elle-même un existential. En nous enquérant ontologiquement du « monde », nous ne quittons donc en aucune manière le champ thématique de l’analytique du Dasein. Le « monde », au sens ontologique, n’est pas une détermination de l’étant que le Dasein n’est essentiellement pas, mais un caractère du Dasein lui-même. Ce qui n’exclut pas que le chemin de la recherche du phénomène du « monde » doive passer par l’étant intramondain et l’être de cet étant. La tâche d’une « description » phénoménologique du monde est si peu claire que sa seule détermination suffisante exige déjà des clarifications ontologiques essentielles. EtreTemps14

(72) Mais même si une interprétation ontologique plus poussée réussissait à confirmer que l’être-à-portée-de-la-main est bien le mode d’êtrêtre de l’étant tel qu’il se découvre de prime abord à l’intérieur du monde, même si elle parvenait à établir son originarité par rapport à l’être-sous-la-main, résulterait-il de telles explications le moindre gain pour la compréhension ontologique du phénomène du monde ? Le monde, nous l’avons toujours déjà « présupposé » au cours de notre interprétation de cet étant intramondain. Or un assemblage de cet étant ne saurait produire pour somme quelque chose comme le « monde ». Reste-t-il alors possible, en partant de l’être de cet étant, de trouver une voie conduisant à la mise en lumière du phénomène du monde ? (NA: Qu’il soit permis à l’auteur de remarquer qu’il a communiqué à plusieurs reprises dans ses cours, depuis le semestre d’hiver 1919-1920, l’analyse du monde ambiant et, en général, l’« herméneutique de la facticité ».) EtreTemps15

La tournure (Bewandtnis), tel est l’être de l’étant intramondain, l’être vers lequel il est à chaque fois déjà de prime abord libéré. Avec lui, en tant qu’étant, il retourne à chaque fois de ceci ou de cela. Cela, avoir une tournure (Bewandtnis), est la détermination ontologique de l’être de cet étant, et non pas un énoncé ontique à son sujet. Ce dont il retourne, voilà le pour-quoi de l’utilité et le à-quoi de l’employabilité. Avec le pour-quoi de l’utilité, il peut derechef retourner de… ; par exemple, avec cet étant à-portée-de-la-main que nous appelons, et pour cause, un marteau, ce dont il retourne, c’est de marteler ; avec ce martèlement, il retourne de consolider une maison ; avec cette consolidation, de se protéger des intempéries ; cette protection « est » en vue de l’abritement du Dasein, autrement dit en vue d’une possibilité de son être. De quoi retourne-t-il avec un étant à-portée-de-la-main, cela est à chaque fois prétracé à partir de la totalité de tournure (Bewandtnis). La totalité de tournure (Bewandtnis) qui, par exemple, constitue en son être-à-portée-de-la-main l’étant à portée de la main dans un atelier, est « antérieure » à l’outil (Zeug) singulier ; de même, autre exemple, celle d’une ferme, avec l’ensemble de son matériel et de ses bâtiments. Mais la totalité de tournure (Bewandtnis) renvoie elle-même en dernière instance à un pour-quoi avec lequel il ne retourne plus de rien – autrement dit qui n’est plus un étant sur le mode d’être de l’à-portée-de-la-main à l’intérieur d’un monde, mais un étant dont l’être est déterminé comme être-au-monde (In-der-Welt-sein), à la constitution d’être duquel la mondanéité (Weltlichkeit) elle-même appartient. Ce pour-quoi primaire n’est plus un pour-cela comme « de » possible d’une tournure (Bewandtnis). Le « pour-quoi » primaire est un en-vue-de-quoi. Mais le en-vue-de concerne toujours l’être du DASEIN, pour lequel en son être il y va toujours essentiellement de cet être. Nous n’avons pas encore à poursuivre plus avant la connexion indiquée, conduisant de la structure de la tournure (Bewandtnis) à l’être du Dasein en tant que en-vue-de-quoi authentique et unique. Préalablement, le « laisser-retourner » exige d’être suffisamment clarifié pour que nous portions le phénomène de la mondanéité (Weltlichkeit) à la déterminité (Bestimmtheit) requise pour pouvoir en général soulever les problèmes qui la concernent. EtreTemps18

Descartes distingue l’ego cogito de la res corporea. Cette distinction déterminera plus tard ontologiquement celle de la « nature » et de l’« esprit ». Si nombreuses que soient les formes philosophiques où l’on puisse la fixer, l’obscurité de ses fondations ontologiques – de même que celle de ses membres eux-mêmes – a elle-même sa racine prochaine dans la distinction citée de Descartes. À l’intérieur de quelle compréhension de l’être celui-ci a-t-il déterminé l’être de cet étant ? Le titre de l’être d’un étant qui est en lui-même est : substantia. L’expression désigne tantôt l’être d’un étant comme substance, la substantialité, tantôt l’étant (90) lui-même, une substance. Cette équivoque de substantia, que véhicule déjà le concept grec d’ousia, n’a rien d’accidentel. EtreTemps19

(91) La figure est un mode de l’extensio, mais autant vaut du mouvement ; car le motus n’est saisi que « si de nullo nisi locali cogitemus ac de vi a qua excitatur non inquiramus » (NA: Id., 65, p. 32; NT: (« …si nous ne songeons à aucun autre mouvement que le mouvement local et ne recherchons point la force par lequel il est provoqué. »)). Si le mouvement est une propriété étante de la res corporea, alors, pour devenir expérimentable en son être, il doit nécessairement être compris à partir de l’être de cet étant même, à partir de l’extensio, c’est-à-dire comme pur changement de lieu. Une notion comme la « force » n’apporte rien à la détermination de l’être de cet étant. Quant à des déterminations comme durities, pondus, color, elles peuvent être ôtées de la matière sans qu’elle cesse d’être ce qu’elle est. Ces déterminations ne constituent en rien son être propre, et, pour autant qu’elles soient, elles se révèlent être des modi de l’extensio. C’est ce que Descartes tente de montrer en détail à propos de la « dureté » : « Nam, quantum ad duritiem, nihil aliud de illa sensus nobis indicat, quam partes durorum corporum resistere motui manuum nostrarum, cum in illas incurrunt. Si enim, quotiescumque manus nostrae versus aliquam partem moventur, corpora omnia ibi existentia recederent eadem celeritate qua illae accedunt, nullam unquam duritiem sentiremus. Nec ullo mode potest intelligi, corpora quae sic recederent, idcirco naturam corporis esse amissura ; nec proinde ipsa in duritie consistit » (NA: Id., II, 4, p. 42; NT : (« Car, pour la dureté, tout ce que nous indique le sens à son sujet, c’est que les parties des corps durs résistent au mouvement de nos mains lorsqu’elles s’y portent. En effet, si à chaque fois que nous portions nos mains vers quelque part, les corps qui s’y trouvent se retiraient à la même vitesse qu’elles en approchent, nous ne sentirions jamais de dureté. Néanmoins, l’on ne peut concevoir en aucune manière que les corps qui se retireraient ainsi doivent perdre pour autant leur nature de corps ; par conséquent, celle-ci ne consiste point dans la dureté. »)). La dureté est expérimentée dans le toucher. Or que nous « dit » le sens du toucher sur la dureté ? Les parties de la chose dure « résistent » au mouvement de la main, par exemple, à la volonté de les repousser. Si au contraire les corps durs – c’est-à-dire « immobiles » – modifiaient leur lieu à la même vitesse que celle à laquelle s’accomplit le changement de lieu de la main qui « se porte sur » les corps, alors aucun contact ne pourrait se produire, la dureté ne serait jamais expérimentée, donc elle ne serait jamais. Mais l’on ne voit en aucune manière pourquoi par exemple les corps qui reculent à cette vitesse devraient pour autant perdre quelque chose de leur être-corps. S’ils conservent celui-ci même en changeant leur vitesse, de telle manière que devienne impossible quelque chose comme la « dureté », alors c’est que celle-ci n’appartient pas non plus à l’être de ces étants. « Eademque ratione ostendi potest et pondus, et colorem, et alias omnes ejusmodi qualitates, quae in materia corporea sentiuntur, ex ea tolli posse, ipsa integra remanente : unde sequitur, a nulla ex illis eius (scil. extensionis) naturam dependere » (NA: Ibid.; NT : (« Et par la même raison il peut être montré que le poids, la couleur et toutes les qualités de cette sorte qui sont senties dans la matière corporelle en peuvent être ôtés sans préjudice pour l’intégrité de celle-ci d’où il suit que sa nature (scil. de l’extension) ne dépend d’aucune d’entre elles. »)). Ce qui constitue donc l’être de la res corporea, c’est l’extensio, l’« omnimodo divisibile, figurabile et mobile », ce qui peut se modifier selon tout mode de divisibilité, de configuration et de (92) mouvement, le « capax mutationum » qui se maintient dans toutes ces modifications, qui remanet. Ce qui dans la chose corporelle suffit à assurer une telle demeurance constante, voilà le véritablement étant en elle, voilà ce qui par conséquent caractérise la substantialité de cette substance. EtreTemps19

En exposant le problème de la mondanéité (Weltlichkeit) (§14 (EtreTemps14)), nous avons insisté sur l’importance de la conquête d’un accès adéquat à ce phénomène. Notre élucidation critique du point de départ cartésien aura par conséquent à poser la question suivante : quel mode d’être du Dasein Descartes fixe-t-il comme la voie d’accès adéquate à l’étant à l’être duquel (extensio) il identifie l’être du « monde » ? Réponse : l’accès unique et authentique à cet étant est le connaître, l’intellectio, celle-ci étant prise au sens de la connaissance mathématico-physique. La connaissance mathématique vaut comme ce mode de saisie de l’étant qui peut toujours être assuré d’une possession certaine de l’étant saisi en elle. Ce qui a un mode d’être tel qu’il satisfasse à l’être qui est accessible dans la connaissance mathématique est au sens propre. Cet étant est ce qui est toujours ce qu’il est ; c’est pourquoi ce qui constitue l’être proprement dit (96) de l’étant expérimenté dans le monde est ce dont on peut montrer qu’il a le caractère de la demeurance constante – le remanens capax mutationum. N’est proprement que ce qui constamment subsiste. C’est la mathématique qui connaît un tel étant. Ce qui est accessible par elle dans l’étant constitue l’être de cet étant. Ainsi, c’est à partir d’une idée déterminée de l’être, celle qui est enveloppée dans le concept de substantialité, et à partir de l’idée d’une connaissance qui connaît ce qui est ainsi que son être est pour ainsi dire dicté au « monde ». Bien loin de se laisser prédonner par l’étant intramondain le mode d’être de cet étant, Descartes prescrit au contraire au monde son être « véritable » sur la base d’une idée de l’être (être = être-sous-la-main constant) qui n’est pas plus légitimée en son droit que dévoilée en son origine. Ce n’est donc pas primairement l’invocation d’une science spécialement appréciée pour des raisons contingentes, la mathématique, qui détermine l’ontologie du monde, mais bien plutôt l’orientation fondamentalement ontologique sur l’être comme être-sous-la-main constant, à la saisie duquel la connaissance mathématique satisfait en un sens privilégié. Ainsi Descartes accomplit-il philosophiquement et expressément le déplacement (NT: Littéralement : une « commutation » (Umschaltung), terme qui exprimerait aussi bien (il n’est cependant guère usuel) cet extraordinaire « changement dans la continuité » qui caractérise la position historiale unique de Descartes.) de l’influence de l’ontologie traditionnelle vers la physique mathématique moderne et ses fondements transcendantaux. EtreTemps21

Et pourtant, même abstraction faite du problème spécifique du monde, peut-on espérer accéder ontologiquement par cette voie à l’être de l’étant qui fait de prime abord encontre dans le monde ambiant ? En se référant à la choséité (Dinglichkeit) matérielle, n’a-t-on pas déjà posé tacitement un sens de l’être – l’être-sous-la-main chosique constant – auquel l’équipement après coup de l’étant à l’aide de prédicats axiologiques apportera ensuite si peu un complément ontologique que ces caractères de valeur, au contraire, ne demeurent eux-mêmes que des déterminité (Bestimmtheit)s ontiques d’un étant qui a le mode d’être de la chose ? L’ajout de prédicats axiologiques n’est pas le moins du monde capable de nous apporter de nouvelle révélation sur l’être des « biens », s’il est vrai qu’il ne fait que présupposer à nouveau pour eux le mode d’être du pur être-sous-la-main. Des valeurs sont des déterminité (Bestimmtheit)s sous-la-main d’une chose. Elles ne tiennent finalement leur origine ontologique que de la position préalable de la réalité chosique comme couche fondamentale. Or l’expérience préphénoménologique nous montre déjà dans l’étant prétendument chosique quelque chose que la choséité (Dinglichkeit) ne parvient pas à rendre pleinement compréhensible. L’être chosique, par conséquent, a besoin d’un complément. Que signifie donc ontologiquement l’être des valeurs, ou leur « validité » que Lotze interprétait comme un mode d’« affirmation » ? Que signifie ontologiquement cette « adhérence » des valeurs aux choses ? Tant que ces déterminations demeurent dans l’obscurité, la reconstruction de la chose d’usage à partir de la chose naturelle ne peut apparaître que comme une opération ontologiquement discutable, indépendamment même de l’inversion fondamentale de la problématique qu’elle représente. Car cette reconstruction de la chose d’usage que l’on a d’abord « dépouillée » n’a-t-elle pas toujours déjà besoin du regard préalable, positif sur le phénomène dont la totalité doit être reproduite dans la reconstruction ? Car si la constitution d’être la plus propre de celui-ci n’est pas d’abord adéquatement explicitée, alors la reconstruction ne reconstruit-elle point sans le moindre plan ? Dans la mesure où cette reconstruction et ce « complément » de l’ontologie traditionnelle du « monde » atteint pour résultat ce même étant dont était partie notre analyse (100) antérieure de l’être-à-portée-de-la-main de l’outil (Zeug) et de la totalité de tournure (Bewandtnis), elle crée l’illusion que l’être de cet étant serait en effet éclairci, ou tout au moins pris comme problème. Mais aussi peu Descartes, grâce à l’extensio comme proprietas, touche à l’être de la substance, tout aussi peu le recours à des propriétés « axiologiques » est capable de porter seulement sous le regard l’être comme être-à-portée-de-la-main, et encore moins de faire de lui un thème proprement ontologique. EtreTemps21

Cependant, s’il « n’ » est possible de concevoir le Soi-même « que » comme une guise de l’être de cet étant, cela ne ressemble-t-il pas à une volatilisation de ce qui constitue le véritable « noyau » du Dasein ? En fait, de telles craintes ne se nourrissent que du préjugé pervers selon lequel l’étant en question, sans présenter la massivité d’une chose corporelle survenante, aurait quand même au fond le mode d’être d’un sous-la-main. Seulement, la « substance » de l’homme n’est point l’esprit comme synthèse de l’âme et du corps, mais l’existence. EtreTemps25

En exécutant les tâches d’une analytique existentiale préparatoire du Dasein, nous avons été conduit à interpréter le comprendre, le sens et l’explicitation. En outre, l’analyse de l’ouveouverture du Dasein a montré qu’avec celle-ci, le Dasein, conformément à sa constitution fondamentale d’être-au-monde (In-der-Welt-sein), est cooriginairement dévoilé du point de vue du monde, de l’être-à et du Soi-même. De plus, dans l’ouverture factice du monde, de l’étant intramondain est co-découvert. Ce qui implique ceci : l’être de cet étant est d’une certaine manière toujours déjà compris, même s’il n’est pas conçu ontologiquement de façon adéquate. La compréhension préontologique d’être embrasse certes tout étant qui est essentiellement ouvert (201) dans le Dasein, mais la compréhension d’être elle-même ne s’est pas encore pour autant articulée selon les divers modes d’êtres. EtreTemps43

Cependant, une interprétation ontologique originaire ne requiert pas seulement une situation herméneutique assurée en toute adéquation au phénomène : elle doit expressément s’assurer si elle a porté à la pré-acquisition le touttout de l’étaétant thématique. De même, une première esquisse de l’être de cet étant, même si elle est phénoménalement fondée, ne suffit pas. La pré-vision (Vor-sicht) de l’être doit bien plutôt atteindre celui-ci du point de vue de l’unité des moments structurels qui lui appartiennent ou peuvent lui appartenir. C’est alors seulement que peut être posée et résolue avec sûreté phénoménale la question du sens de l’unité de la totalité d’être de l’étant en son tout. Or pouvons-nous dire que l’analyse existentiale du Dasein jusqu’ici accomplie provenait d’une situation herméneutique telle que par elle fût garantie l’originarité qui vient d’être réclamée du point de vue fondamental-ontologique ? Nous est-il possible, partant du résultat obtenu – l’être du Dasein est le souci -, de progresser jusqu’à la question de l’unité originaire de ce tout structurel ? EtreTemps45

La raison de l’impossibilité d’expérimenter ontiquement le Dasein comme totalité étante et, par suite, de le déterminer ontologiquement en son être-tout ne réside point dans une imperfection du pouvoir de connaissance. L’obstacle se trouve du côté de l’être de cet étant. Ce qui ne peut absolument pas être comme l’expérimenter prétend saisir le Dasein se soustrait fondamentalement à une expérimentabilité. Mais alors, est-ce que le déchiffrement de la totalité ontologique d’être dans le Dasein ne demeure pas une entreprise désespérée ? EtreTemps46

L’interprétation complète du parler quotidien (alltäglich) du On sur la mort et le mode sur lequel elle se tient engagée dans le Dasein nous a conduit aux caractères de la certitude et de l’indéterminité (Bestimmtheit). Il est désormais possible de délimiter le concept ontologico-existential plein de la mort grâce aux déterminations suivantes : la mort comme fin du Dasein est la possibilité (259) la plus propre, absolue, certaine et comme telle indéterminée, indépassable du Dasein. La mort est, en tant que fin du DASEIN, dans l’être de cet étant pour sa fin. EtreTemps52

La nullité (Nichtigkeit) existentiale n’a nullement le caractère d’une privation, d’un défaut par rapport à un idéal tout tracé que le Dasein manquerait d’atteindre – au contraire l’être de cet étant est, avant tout ce qu’il peut projeter et atteint le plus souvent, déjà nul en tant que projeter. Cette nullité (Nichtigkeit) n’apparaît donc pas non plus occasionnellement dans le Dasein pour s’attacher à lui comme une qualité obscure qu’il pourrait, à condition de progresser suffisamment, éliminer. EtreTemps58

Avec l’élaboration de la résolution comme un se-projeter ré-ticent, prêt à l’angoisse, vers l’être-en-dette le plus propre, notre recherche est devenue capable de délimiter le sens ontologique de ce pouvoir-être-tout authentique du Dasein dont elle était en quête. Désormais, l’authenticité du Dasein n’est ni un titre vide, ni une idée fictive. Néanmoins, l’être pour la mort authentique que nous avons existentialement déduit en le manifestant comme pouvoir-être-tout authentique demeure encore un projet purement existential, auquel l’attestation propre du Dasein fait défaut. C’est seulement si celle-ci est trouvée que la recherche peut satisfaire à la tâche exigée par sa problématique, d’une mise en lumière d’un pouvoir-être-tout du Dasein existentialement confirmé et clarifié ; comme c’est seulement si cet étant est devenu phénoménalement accessible en son authenticité et totalité que la question du sens de l’être de cet étant à l’existence duquel appartient la compréhension de l’êtrêtre en général aura atteint un sol ferme. EtreTemps60

Par suite, le mode d’être du Dasein requiert d’une interprétation ontologique qui s’est donné pour but l’originarité de la mise en lumière phénoménale qu’elle conquière l’être de cet étant contre sa propre tendance au recouvrement. Selon les prétentions, ou plus précisément selon la suffisance de l’« évidence » rassurée de l’explicitation quotidienne (alltäglich), l’analyse existentiale a donc constamment un caractère de violence, caractère qui, s’il marque de façon privilégiée l’ontologie du Dasein, ne s’en attache pas moins à toute interprétation dans la (312) mesure où la compréhension qui se configure en elle a la structure du projeter. Seulement, celui-ci n’exige-t-il pas un guidage et une régulation propre ? Où donc les projets ontologiques prendront-ils l’évidence de l’adéquation phénoménale de leur « données » ? L’interprétation ontologique projette un étant prédonné vers l’être qui lui est propre, afin de le porter au concept en sa structure. Mais où se trouvent les indicateurs de la direction du projet, pourtant nécessaires pour qu’elle atteigne en général l’être ? Où sont-ils, si l’étant qui devient thématique pour l’analytique existentiale va même jusqu’à retirer, dans sa guise d’être, l’être qui lui appartient ? Le traitement de ces questions devra d’abord se restreindre à la clarification – par elles exigée – de l’analytique du Dasein. EtreTemps63

Facticement, le Dasein a à chaque fois son « histoire », et, s’il peut l’avoir, c’est parce que l’être de cet étant est constitué par l’historialité. Il nous faut maintenant justifier cette thèse, avec l’intention d’exposer le problème ontologique de l’histoire en tant que problème existential. L’être du Dasein a été délimité comme souci. Le souci se fonde dans la temporalité. Par suite, c’est dans l’orbe de celle-ci que nous devons nous mettre en quête d’un provenir qui détermine l’existence en tant qu’historiale. Dès lors, l’interprétation de l’historialité du Dasein se révèle n’être au fond qu’une élaboration plus concrète de la temporalité. Nous n’avions d’abord dévoilé celle-ci que par rapport à la guise de l’exister authentique, que nous caractérisions comme résolution devançante. Nous demandons maintenant : dans quelle mesure celle-ci implique-t-elle un provenir authentique du Dasein ? EtreTemps74