Wesen
Essenz
essência
Jusqu’ici nous avons compris le mot « ESSENCE » (Wesen) dans sa signification courante. Dans le langage philosophique de l’École, « ESSENCE » veut dire : ce que quelque chose est, en latin quid. La quiddité (NT: Die quidditas, die Was-heit) répond à la question concernant l’ESSENCE. Ce qui, par exemple, convient à toutes les espèces d’arbres, au chêne, au hêtre, au bouleau, au sapin, est la même « arboréité ». Dans celle ci entendue comme genre commun, comme « universel », rentrent les arbres réels et possibles. (GA7, PG. 39)
Déjà, quand nous disons Hauswesen (les affaires de la maison) ou Staatswesen (les choses de l’état), nous ne pensons pas à la généralité d’un genre, mais à la façon dont la maison ou l’état exercent leur puissance, s’administrent, se développent et dépérissent. C’est la façon dont ils déploient leur être (wie sie wesen). Dans un poème que Goethe aimait particulièrement et qui est intitulé Un fantôme rue Kanderer, J. P. Hebel emploie le vieux mot die Weserei : il signifie la mairie, pour autant qua la vie de la commune s’y rassemble et que l’existence villageoise y demeure en mouvement, c’est à dire s’y déroule (west). C’est du verbe wesen que le nom (NT : au sujet du verbe wesen et du nom Wesen, cf. N. du Tr., 1. Le substantif Wesen, « être, ESSENCE », a des acceptions variées, dont celles de « manière d’être ou d’agir » et de « tout ce qui concerne » quelque chose) dérive. Wesen comme verbe est la même chose que währen (durer) : non seulement sous le rapport du sans, mais aussi en ce qui concerne sa constitution phonétique ( Währen (view: haut allemand werên) a été expliqué comme forme « durative » construite sur wesan, qui deviendra wesen. Cf. plus bas p. 55). Socrate et Platon pensent déjà l’ESSENCE (Wesen) de quelque chose comme ce qui est (als das Wesende) au sens de ce qui dure. Pourtant, ils comprennent ce qui dure au sens de ce qui perdure (aei ón). Mais ce qui perdure, ils le trouvent dans ce qui demeure et se maintient quoi qu’il advienne. Ce qui demeure à son tour, ils le découvrent dans l’aspect (eidos, idea), par exemple dans l’idée de « maison ». (GA7, PG. 41)
La science ne veut rien savoir du rien. Mais non moins certain demeure ceci : que là où elle tente d’exprimer sa propre ESSENCE, elle appelle le rien à l’aide. Ce qu’elle rejette, elle y fait recours. Qu’elle ESSENCE discordante se dévoile donc ici ? QQMETA: Le déploiement d’une interrogation métaphysique
Ainsi, nul besoin même du refus opposé par la science. La règle fondamentale et communément reçue de la pensée en général, le principe de contradiction à éviter, la “logique” universelle, réduisent cette question à néant. Car la pensée, qui est toujours essentiellement pensée de quelque chose, devrait, comme pensée du rien, contrevenir à sa propre ESSENCE. QQMETA: L’élaboration de la question
Ce n’est que sur le fond de la manifestation originelle du rien que l’être-là de l’homme peut aller à l’étant et pénétrer en lui. Mais en tant que l’être-là, selon son ESSENCE, se rapporte à de l’étant, celui qu’il n’est pas et celui qu’il est lui-même, il provient, comme être-là tel, à chaque fois déjà du rien manifeste. QQMETA: La réponse à la question
Se tenant instant dans le rien, l’être-là est à chaque fois déjà au-delà de l’étant dans son ensemble. Cet être-au-delà, nous l’appelons la transcendance. Si, au fond, dans son ESSENCE, l’être-là ne transcendait pas, nous dirons maintenant : s’il ne se tenait pas, dès le départ, instant dans le rien, il ne pourrait jamais se rapporter à de l’étant, ni même, de ce fait à soi. QQMETA: La réponse à la question
“L’être pur et le rien pur, c’est donc le même.” Cette formule de Hegel (Science de la Logique, livre I, WW III, p. 74) est juste. Être et rien sont dans une appartenance réciproque, non toutefois parce que l’un et l’autre — du point de vue du concept hégélien de la pensée — s’accordent dans leur indétermination et leur immédiateté, mais parce que l’être lui-même est fini dans son ESSENCE et ne se manifeste que dans la transcendance de l’être-là en instance extatique dans le rien. QQMETA: La réponse à la question
D’autre part, ce n’est pas à l’origine que revient cette analyse des vécus de l’artiste, mais à une “cause”. Or origine et cause font deux. S’il y a une chaussure — pour autant que cette comparaison soit permise —, ce n’est pas parce qu’il y a des cordonniers, les cordonniers se sont au contraire eux-mêmes possibles que parce qu’est possible et nécessaire quelque chose comme l’habillement du pied. Or cela vaut de l’artiste en un sens plus essentiel encore. Les oeuvres d’art ne sont pas parce que des artistes en ont produites, mais des artistes ne peuvent être en tant que créateur que parce qu’est possible et nécessaire quelque chose comme des oeuvres d’art. Ce fondement qui rend possible et nécessaire l’ESSENCE de l’oeuvre et, d’emblée et du même coup, l’ESSENCE de l’artiste, c’est cela l’origine de l’oeuvre d’art (Hw. 7). OOA1935 I
Mais alors, nous est-il en général possible de saisir l’ESSENCE pure, absolue de l’oeuvre d’art ? Ou bien l’oeuvre, du fait même d’une telle saisie, ne devient-elle pas à nouveau relative à quelque chose ? Assurément — mais la question est de savoir dans quelle relation elle entre alors. Quoi qu’il en soit, à supposer que cette saisie de l’être- oeuvre de l’oeuvre soit possible, la tâche demeure justement de saisir l’oeuvre d’art (Hw. 30). OOA1935 I
Nous devons alors nécessairement être sûrs d’une chose : de ce que nous visons bien quelque chose comme un oeuvre d’art, et non pas un quelconque produit ; nous devons donc nécessairement savoir d’emblée en quoi consiste l’ESSENCE de l’oeuvre d’art. L’ESSENCE — ce fondement qui rend possible et nécessaire l’oeuvre d’art en ce qu’elle est. Seulement, ce fondement qu’il nous faut connaître afin de partir avec certitude de l’oeuvre d’art et de parvenir ainsi jusqu’à son origine, c’est là justement l’origine elle-même. Ce que nous cherchons, nous devons déjà l’avoir, et ce que nous avons, c’est cela que nous devons chercher. Le chemin où nous nous engageons alors est un mouvement circulaire. Cette difficulté, qui veut que ce soit seulement à la fin de nos expositions que nous sommes préparés au bon commencement, est inévitable et doit être proprement conçue comme telle (Hw. 7-8). OOA1935 I
Mais pourquoi porter une oeuvre à sa tenue est-il l’installer au sens de ce geste de dresser qui consacre et glorifie ? Parce que l’installation demeure seule conforme à l’ESSENCE de l’oeuvre, s’il est vrai que l’oeuvre est en soi et en son ESSENCE installante. Qu’installe donc l’oeuvre elle-même — en son être-oeuvre — et comment l’installe-t-elle ? (Hw. 33). OOA1935 II
L’oeuvre — tandis qu’elle surgit dans son monde — se re-plonge dans la massivité et la pesanteur de la pierre, dans la solidité et la souplesse du bois, dans la dureté et l’éclat du métal, dans le lumineux et le sombre de la couleur, dans l’explosion du son et la force nommante du mot. Mais tout cela n’est pas un matériau qui serait tout juste utilisé — et ensuite usé — lors de l’apprêtement, n’est pas un “matériau” qui n’attendrait que d’être dominé et porté à la disparition. Au contraire ! C’est justement dans ce que nous mésinterprétons au titre de “matériau” que vient tout d’abord au paraître le poids du roc, l’éclair et le scintillement des métaux, la haute stature de l’arbre, la lumière du jour, le bruissement des vagues et le silence de la nuit. C’est l’oeuvre qui pour la première fois pro-duit tout cela dans l’ouvert. Et l’ainsi pro-duit, nous le nommions déjà : la terre. Il convient donc maintenant de suggérer brièvement l’ESSENCE de celle-ci (Hw. 34-35). OOA1935 II
La terre fait ricocher sur elle toute pénétration en elle. Elle transforme toute percée seulement calculatrice en destruction, laquelle n’est qu’en apparence une maîtrise, mais au fond une impuissance. Ouverte là en tant qu’elle même, la terre ne l’est que lorsqu’elle est gardée et préservée comme cette terre essentiellement non ouvrable qui recule devant tout acte d’ouverture, c’est-à-dire qui se tient constamment refermée. Et telle est l’ESSENCE de la terre : ce qui, essentiellement, se referme. Physis kryptesthai philei — ce qui se lève a pour empressement de se tenir refermé. Toutes les choses de la terre — elle-même en son tout — confluent en un réciproque unisson, et pourtant, en chacune des choses qui se referment, se déploie la même in-connaissance mutuelle (Hw. 36). OOA1935 II
Mais d’où cette détermination d’ESSENCE, et elle justement, vient-elle à l’oeuvre ? Nous posons ici la question de l’origine de l’oeuvre d’art, et cela désormais en prenant notre point de départ dans l’oeuvre elle-même. Or selon son pré-concept, plus haut élucidé, l’origine est ce fond qui rend possible et nécessaire l’ESSENCE de l’oeuvre. Ce fondement est manifestement autre chose que ce qui est en lui. Aussi convient-il de nous mettre d’abord en quête de cet autre, de ce à quoi l’oeuvre comme oeuvre appartient. Nous demandons donc : Qu’est-ce qui, dans l’oeuvre elle-même, mais en même temps par-delà elle, est en oeuvre ? OOA1935 II
Tenons-nous le temple, la statue, la tragédie présents. L’oeuvre est tandis que, installant le monde et pro-duisant la terre, elle dispute leur litige. Dans le litige, monde et terre se dis-socient, mais non sans désormais s’as-socier résolument l’un à l’autre. Le monde ouvert cherche à captiver la terre dans un ajointement mondain ; la terre attire en retour le monde en soi et l’entraîne vers son fond obscur. Dans cet disjonction conjoignante du litige s’ouvre un ouvert. Nous l’appelons le Là. Il est l’espace de jeu éclairci où, pour la première fois, s’engage et apparaît l’étant singulier en tant qu’ainsi ou ainsi manifeste. Cet être-ouvert du Là est l’ESSENCE de la vérité. Les Grecs la nommèrent a-lètheia (hors-retrait). C’est là seulement où l’être-ouvert du Là se produit que la terre peut se presser, en tant que celle qui se referme, vers un ouvert ; c’est là seulement où l’être-ouvert du Là — la vérité — advient que le monde peut être ouvert comme l’in-jonction signifiante de ce qui est enjoint. Mais lorsque l’étant apparaît comme tel, alors et aussitôt ce qui était jusqu’ici bien connu se révèle n’être que surface, apparence, confusion. Inséparables du devenir-manifeste de l’étant, le recouvrement et la dissimulation viennent au jour, c’est-à-dire qu’apparaît la non-vérité. Elle co-appartient constamment à la vérité comme la vallée à la montagne. Mais, tout aussi immédiatement, se dégage avec le non-retiré cela même qui se referme, ce retiré que tout être-ouvert tire à chaque fois vers l’ouvert comme sa limite. C’est seulement si nous parvenons à apercevoir tout cela ensemble : le hors-retrait de ce qui est à chaque fois justement ouvert, le recouvrement et la dissimulation, ce qui se referme et ce qui se retire absolument, que nous saisissons les rapports essentiels de ce qui appartient à un être ouvert, c’est-à-dire à l’ESSENCE de la vérité (Hw. 39-44). OOA1935 II
Tandis que l’oeuvre soutient le litige entre le monde terrestrement ouvert et la terre se refermant mondainement rien d’autre n’est en oeuvre, en elle comme oeuvre, que l’advenir d’une ouverture du Là — c’est-à-dire de la vérité. Dans l’oeuvre, un advenir de la vérité est mis en oeuvre. Et cette mise-en-oeuvre de la vérité est l’ESSENCE de l’art. L’art, ainsi, est une guise en laquelle la vérité advient, l’ouvrir du Là dans l’oeuvre (Hw. 49). OOA1935 II
Le monde est la jointure signifiante de ces rapports où sont ajointés toutes les décisions essentielles, les victoires, les sacrifices et les oeuvres d’un peuple. Le monde n’est jamais le “monde de tout le monde” d’une humanité en général, et pourtant tout monde désigne toujours l’étant en son tout. Son monde — c’est à chaque fois pour un peuple ce qui lui est dévolu. Tandis que cette tâche s’ouvre dans le pressentiment et dans le courage du sacrifice, dans l’agir et le concevoir, le peuple est captivé dans son avenir — il est avenant. Et c’est seulement s’il devient avenant que s’ouvre en même temps à lui ce qui lui a déjà été donné et ce qu’il a lui-même déjà été. Emporté dans ce qui lui est à venir et re-porté dans ce qu’il a lui-même déjà été, il se porte jusqu’à son présent. Ce provenir en soi unitaire est l’ESSENCE de l’histoire. L’histoire n’est pas le passé, et encore moins le présent, mais, de manière primaire et décisive, le sur-saut qui s’empare de ce qui est dévolu. Seul ce qui est au fond avenant est véritablement “été” et comme tel présent. L’être-ouvert du Là, la vérité n’est que comme histoire. Et ne peut jamais être historial, c’est-à-dire avenant-étant-été-présent au sens indiqué, qu’un peuple. Celui-ci assume la charge d’être le Là. Des lignées et des souches ne peuvent surgir et co-exister en l’unité d’un peuple que si elles se saisissent du dévolu, c’est-à-dire deviennent historiales en tant qu’avenantes. Cependant, le Là ne peut être assumé et soutenu que si son ouverture est proprement oeuvrée, et cela à chaque fois selon l’ampleur, la profondeur et l’orientation de cet acte d’ouvrir. Or l’art en tant que la mise en oeuvre de la vérité est une guise unique en laquelle l’ouverture du Là est oeuvrée et la possibilité d’être ce Là fondée. L’art n’”a” pas d’abord une histoire en ce sens extérieur qu’il surviendrait, à travers les vicissitudes du temps, parmi bien d’autres étants également changeants, mais il est histoire en ce sens essentiel qu’il co-fonde l’histoire (Hw. 64). OOA1935 II
D’où l’oeuvre reçoit-elle sa déterminité d’ESSENCE ? Telle est la question auprès de laquelle nous séjournons. Elle nous a conduit à la question préalable : à quoi l’oeuvre appartient-elle en tant que telle ? La réponse est maintenant celle-ci : l’oeuvre appartient à un provenir de la vérité. La guise propre à ce provenir a été saisie comme mettre-en-oeuvre de la vérité. Et celui-ci a été revendiqué comme l’ESSENCE de l’art. L’oeuvre — entendons l’oeuvre d’art — appartient ainsi à l’art, ou, plus brièvement : l’oeuvre d’art “est” une oeuvre d’art. On considère ordinairement de telles propositions comme des lieux communs, et celle qu’on vient d’énoncer en serait en effet un si nous nous bornions à répéter deux fois le même mot sans réfléchir. Il ne s’agit cependant plus du tout d’un lieu commun si nous savons à chaque fois, ou même seulement si nous demandons ce que c’est qu’une oeuvre et ce que c’est que l’art. Et alors, l’apparence du lieu commun devient un nouveau signe de ce que nous savons déjà, c’est-à-dire du fait que nous nous mouvons constamment en cercle (Hw. 8). OOA1935 II
Celui qui proposerait de dériver de quelque part l’ESSENCE de l’oeuvre d’art en évitant le mouvement circulaire, celui-là pourtant tricherait ; car il lui faut nécessairement toujours déjà savoir ce que l’art est. Quant à celui qui voudrait établir l’ESSENCE de l’oeuvre d’art à coup de constatations opérées sur des oeuvres d’art présentes sous la main, celui-là succomberait à une illusion ; car il lui faut toujours déjà avoir décidé ce qu’une oeuvre d’art est. Les démarches citées, la dérivation (“déduction”) et la constatation (“induction”) sont toutes deux également aberrantes (Hw. 8). OOA1935 II
Pour apporter une réponse à cette question, il est besoin d’une nouvelle précision au sujet de l’ESSENCE de l’art. Pour cela, nous nous en tiendrons à la délimitation déjà fournie : l’art est la mise-en-oeuvre de la vérité. L’art porte au provenir, dans la guise à lui propre, la vérité, l’être-ouvert du Là, où seulement s’engage tout étant en tant que tel. C’est dans l’art qu’advient pour la première fois de la vérité. Celle-ci, par conséquent, n’”est” pas sous la main n’importe où, pour être après coup transplantée dans une oeuvre apprêtée dont on dire ensuite qu’elle présente un idée ou une pensée — mais : l’art est un advenir de la vérité OOA1935 II
En tout projet poétique, est libéré un ouvert, cet “autrement qu’autrement” qui non seulement ne survient nulle part au sein de l’étant sous-la-main, mais encore demeure inaccessible à toute prétention de celui-ci. Le projeter est toujours un excédent. La poésie est libre donation et dispensation : une fondation. Et pourtant, il s’en faut que l’ESSENCE de la poésie, c’est-à-dire l’art soit épuisée par sa détermination comme projet (Hw. 62). OOA1935 II
Le fondement de la nécessité de l’oeuvre se trouve dans l’ESSENCE de l’art comme poésie. Celle-ci est fondation comme instauration du litige — comme commencement. Ainsi pouvons-nous apercevoir ceci : l’art est poésie et comme tel, fondation en un triple sens : comme dispensation, comme re-fondation, comme commencement (Hw. 62-63). OOA1935 II
Mais pourquoi faut-il que soit un tel provenir de la vérité, pourquoi faut-il que soit l’art en tant que poésie ? Réponse : parce que l’ESSENCE de la vérité comme hors-retrait inclut le re-trait. Celui-ci est aussi bien recouvrement (non-vérité) que, aussi, simple fermeture et, avec elle, limite de l’être-ouvert comme tel. À la vérité appartient le re-fermement, c’est-à-dire la terre. Celle-ci se refuse à tout assaut dissolvant. En elle, tout être-ouvert trouve sa borne. Mais cette borne, loin d’être extérieure à lui, est précisément ce qui borde l’être-ouvert, qui s’engage en lui, qui le porte et qui le lie ; c’est-à-dire que la vérité est essentiellement terrestre. OOA1935 II
Mais qu’est-ce enfin que cela : commencer ? Réponse : faire le saut dans l’origine. Celle-ci n’est pas constituée par là, mais l’advenir de la vérité est enduré dans le fonder poétique. Or telle est l’ESSENCE du créer : capturer dans le projet en le supportant, soutenir le litige qui se lève dans l’oeuvre, in-sister dans le domaine insolite de la vérité nouvelle, faire le saut dans un milieu du Da-sein qui ne se détermine que dans le saut lui-même. Le créer ne se produit que dans la solitude d’une unicité singulière. Par elle, la vérité du Dasein historial d’un peuple est décidée. OOA1935 II
Dans l’ESSENCE de l’être-oeuvre comme disputation du litige se trouve le fondement de la nécessité du trait qui ouvre et en général du tracer, c’est-à-dire de ce que nous appelons la “forme” à laquelle est ensuite porté tout ce qui par rapport à elle devient “matériau”. Cependant, la formation artisanale du matériau, son apprêtement n’est rien d’indifférent, précisément parce que le produire est requis par l’ESSENCE du créer. Cet ouvragement du “matériau” a sa grandeur propre, qui consiste en ce que, dans l’oeuvre se-tenant-là, il fait silence sur la peine et le désespoir, mais aussi sur l’impétuosité et le plaisir qui lui sont propres ; en revanche le simple apprêtement ne saurait en aucun cas devenir par lui-même un création sous prétexte (par exemple) que le produit, à partir d’un certain degré de “qualité”, se transformerait en oeuvre d’art. Car ici encore est le saut. OOA1935 II
Dans le contexte de la méditation le plus vaste, et en un sens définitive, sur l’ESSENCE de l’art que possède l’Occident, les Leçons sur l’Esthétique de Hegel, se rencontre cette proposition : “Mais nous n’avons plus un besoin absolu de porter un contenu à la présentation sous la forme de l’art. L’art, considéré du côté de sa plus haute destination, est pour nous quelque chose de passé” (S.W., t. X-1, p. 16) (Hw. 66). OOA1935 II
La phrase de Hegel : “Mais nous n’avons plus un besoin absolu de porter un contenu à la présentation sous la forme de l’art”, demeure vraie. Cependant, cela doit devenir une question de savoir si cette vérité est définitive. Autrement dit : de savoir si les présuppositions internes de cette phrase, si la conception traditionnelle de l’ESSENCE de l’art comme présentation subsistent pour toujours ou bien si elles doivent nécessairement être métamorphosées de fond en comble (Hw. 67). OOA1935 II
Dans le cours de la Métaphysique s’accomplit une méditation sur l’ESSENCE de l’étant, en même temps que se décide de manière déterminante le mode d’advenance de la vérité. La Métaphysique fonde ainsi une ère, lui fournissant, par une interprétation déterminée de l’étant et une acception déterminée de la vérité, le principe de sa configuration essentielle. Ce principe régit de fond en comble tous les phénomènes caractéristiques de cette ère. Aussi, une méditation suffisamment exhaustive de ces phénomènes doit-elle pouvoir, inversement, faire entrevoir à travers eux ce principe. Reprendre par une méditation plus originelle, c’est ici le courage de mettre en question la vérité de nos propres postulats et de faire de la région de nos propres objectifs ce qui est le plus digne d’être mis en question. 2 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: P 99
Une telle méditation n’est ni nécessaire pour tous, ni possible pour tous, ni seulement supportable par tous. Au contraire, l’absence de méditation fait bien partie des différentes étapes du parachèvement et de l’exploitation organisée requis par l’époque. Cependant, le questionnement de la méditation ne tombe jamais dans le vide, parce que, dès l’abord, il pose la question de l’être. L’être reste pour la méditation ce qu’il y a de plus digne à mettre en question. Dans l’être, la méditation trouve une résistance suprême qui l’engage à s’acquitter de l’étant venu dans la lumière de son être. La méditation de l’ESSENCE des Temps Modernes place la pensée et l’action dans la sphère vive des forces essentielles propres à cet âge. Celles-ci agissent, telles qu’elles agissent, indépendamment de toute évaluation quotidienne. Face à elles, il n’y a que la disponibilité pour l’endurance, ou le repli dans l’anhistorial. Cependant, il ne suffit pas, à cet effet, de dire oui, par exemple à la technique, ou bien, à partir d’une position incomparablement plus essentielle, de poser d’une manière absolue la ” mobilisation totale “, une fois qu’elle est reconnue comme telle. Il s’agit avant tout et toujours de comprendre l’ESSENCE de notre âge à partir de la vérité de l’être qui y déploie son règne, parce qu’ainsi seulement s’éprouve du même coup le plus digne de questionnement qui seul donne de fond en comble maintien et cohésion – à une création s’ouvrant sur l’avenir, création laissant sur place tout ce qui est simplement là (das Vorhandene) pour faire advenir la transformation de l’homme comme une nécessité jaillissant de l’être même. Aucune époque ne se laisse mettre de côté par une simple négation : celle-ci n’élimine que le négateur. Les Temps Modernes, pour pouvoir seulement être endurés à l’avenir dans leur ESSENCE, exigent de la part de la méditation et en vertu de leur ESSENCE une profondeur et une portée à la préparation desquelles nous autres d’aujourd’hui pourrons peut-être contribuer, mais dont nous ne saurions en aucun cas prétendre venir à bout dès maintenant. 5 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: Note 1 page 126-127
Un phénomène essentiel des Temps Modernes est la science. Un phénomène non moins important quant à son ordre essentiel est la technique mécanisée. Il ne faut pourtant pas mésinterpréter celle-ci, en ne la comprenant que comme pure et simple application, dans la pratique, des sciences mathématisées de la nature. La technique est au contraire elle-même une transformation autonome de la pratique, de telle sorte que c’est plutôt cette dernière qui requiert précisément la mise en pratique des sciences mathématisées. La technique mécanisée reste jusqu’ici le prolongement le plus visible de l’ESSENCE de la technique moderne, laquelle est identique à l’ESSENCE de la métaphysique moderne. 7 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: P 99-100
Quelle acception de l’étant et quelle ex-plication de la vérité se trouvent à l’origine de ces phénomènes ? Nous limitons la question au premier phénomène cité, la science. Quelle est, sur quoi repose l’ESSENCE de la science moderne ? Quelle acception de l’étant et de la vérité fonde cette ESSENCE ? Si nous réussissons à toucher le fond métaphysique qui fonde la science en tant que moderne, il doit être alors possible d’entrevoir à partir de lui l’ESSENCE propre de tous les Temps Modernes. 15 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: P 101
Lorsque de nos jours nous employons le mot de science, ce mot signifie quelque chose d’essentiellement différent aussi bien de la doctrina et de la scientia du Moyen Age que de grecque. La science grecque n’a jamais été une science exacte, et cela pour la raison qu’en son ESSENCE elle ne pouvait etre exacte et n’avait pas besoin de l’être. C’est pourquoi il est insensé de dire que la science moderne est plus exacte que celle de l’Antiquité. De même, on ne peut pas plus dire que la doctrine galiléenne de la chute libre des corps est vraie, et que celle d’Aristote, qui enseigne que les corps légers lévitent vers le haut, est fausse ; car l’acceptation grecque de la nature du corps et du lieu, et de la relation des deux, repose sur une autre ex-plication de l’étant et conditionne par conséquent une autre façon de voir et de questionner les phénomènes naturels. Il ne viendrait à l’idée de personne d’affirmer que la poésie de Shakespeare fût en progrès sur celle d’Eschyle. Mais il est encore plus impossible de dire que l’appréhension moderne de l’étant est plus correcte que l’appréhension grecque. Si donc nous voulons comprendre l’ESSENCE de la science moderne, il nous faut avant tout nous libérer de l’habitude que nous avons de ne distinguer la science moderne de l’ancienne que par une différence de degré d’après le point de vue du progrès. 17 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: P 101-102
L’ESSENCE de ce qu’on nomme aujourd’hui science, c’est la recherche. En quoi consiste l’ESSENCE de la recherche ? En ce que la connaissance s’installe elle-même, en tant qu’investigation, dans un domaine de l’étant, la nature ou l’histoire. Par investigation, il ne faut pas seulement entendre la méthode, le procédé ; car toute investigation nécessite un déjà ouvert à l’intérieur duquel son mouvement devient possible. Or c’est précisément dans l’ouverture d’un tel secteur d’investigation que consiste le processus fondamental de la recherche. Il s’accomplit par la projection, dans une région de l’étant, par exemple la nature, d’un plan déterminé des phénomènes naturels. Le projet (Entwurf) marque ainsi d’avance les jalons sur lesquels devra se guider, dans le secteur une fois ouvert, la reconnaissance investigatrice. Être lié par un tel jalonnement constitue la rigueur de la recherche. Par le projet du plan et par la détermination de la rigueur, l’investigation s’assure ainsi, à l’intérieur de la région de l’être, son secteur d’objectifs. Un coup d’oeil sur la plus ancienne et en même temps la plus normative des sciences modernes, la physique mathématique, éclaircira ce que nous voulons dire. Dans la mesure ou la physique nucléaire actuelle reste elle aussi une physique, l’essentiel de notre propos – et c’est ici tout ce que nous avons en vue – vaudra également pour elle. 19 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: P 102
On entendra par là tout d’abord le phénomène selon lequel une science, qu’elle soit science de la nature ou science de l’esprit, n’atteint de nos jours vraiment à l’autorité de science que lorsqu’elle est devenue capable de s’organiser dans des instituts. Pourtant, la recherche n’est pas mouvement organisé parce que son travail se fait dans différents instituts. Au contraire, ce sont les instituts qui sont nécessaires parce que la science comme recherche a, en elle-même, ce caractère de mouvement d’exploitation organisée. Le procédé qui conquiert les différents secteurs d’objectivité ne fait pas qu’amasser des résultats. Il se réorganise plutôt lui-même, à l’aide de ses résultats, pour une nouvelle investigation. Ainsi, dans l’installation matérielle qui permet à la physique la désintégration de l’atome est contenue toute la physique moderne depuis ses débuts. De même, les inventaires de sources de la recherche historique ne deviennent-ils mobilisables pour l’explication que si les sources elles-mêmes, en tant que telles, sont assurées à leur tour, et ceci par des explications historiques. Au cours de ces processus, le procédé de la science se fait toujours encercler par ses résultats. Il s’oriente de plus en plus sur les diverses possibilités d’investigation qu’il s’est lui-même ouvertes. Cette obligation de se réorganiser à partir de ses propres résultats, en tant que voies et moyens d’une investigation progressante, constitue l’ESSENCE du caractère d’exploitation organisée de la recherche. Ce caractère, à son tour, est la raison interne qui rend nécessaire son caractère ” institutionnel “. 31 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: P 110
La science moderne se fonde et en même temps se spécialise dans les projets de secteurs d’objectivité déterminés. Ces projets se déploient dans le procédé correspondant, assuré par la rigueur. Le procédé, à son tour, s’organise en mouvement d’exploitation dans les centres de recherche. Projet et rigueur, procédé et organisation des divers centres, constituent dans leur interaction continuelle l’ESSENCE de la science moderne, et en font une recherche. Nous tentons de reprendre en une méditation l’ESSENCE de la science moderne afin d’en reconnaître le fond métaphysique. Quelle acception de l’étant et quel concept de la vérité font que la science puisse devenir recherche ? ” 43 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: P 113
Si maintenant la science est, en tant que recherche, un phénomène essentiel des Temps Modernes, ce qui constitue le fond métaphysique de la recherche doit alors d’abord, et longtemps avant elle, déterminer toute l’ESSENCE des Temps Modernes. On peut bien voir l’ESSENCE des Temps Modernes dans le fait que l’homme se libère des attaches du Moyen Age pour trouver sa propre liberté. Mais cette caractérisation juste n’en reste pas moins superficielle. Elle a pour conséquences ces erreurs qui empêchent de saisir le fond essentiel des Temps Modernes et de mesurer, à partir de cette saisie, la portée de son déploiement. Sans doute les Temps Modernes ont-ils, par suite de l’émancipation de l’homme, amené le règne d’un subjectivisme et d’un individualisme. Mais il est tout aussi certain qu’aucune époque avant les Temps Modernes n’a produit un objectivisme comparable, et qu’en aucune époque précédente le non-individuel n’a eu tant d’importance, sous la forme du collectif. L’essentiel à retenir ici, c’est le jeu nécessaire et réciproque entre subjectivisme et objectivisme. Or, précisément, ce conditionnement réciproque renvoie à des processus plus profonds. 54 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: P 114-115
Le décisif, ce n’est pas que l’homme se soit émancipé des anciennes attaches pour arriver à lui-même, mais que l’ESSENCE même de l’homme change, dans la mesure où l’homme devient sujet. Ce mot de subjectum, nous devons à la vérité le comprendre comme la traduction du grec hypokeimenon. Ce mot désigne ce qui est étendu devant (das Vor-Liegende), qui, en tant que fond (Grund), rassemble tout sur soi. Cette signification métaphysique de la notion de sujet n’a primitivement aucun rapport spécial à l’homme et encore moins au ” je “. 56 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: P 115
Si à présent l’homme devient le premier et seul véritable subjectum, cela signifie alors que l’étant sur lequel désormais tout étant comme tel se fonde quant à sa manière d’être et quant à sa vérité, ce sera l’homme. L’homme devient le centre de référence de l’étant en tant que tel. Or ceci n’est possible que si l’acception de l’étant change de fond en comble. Où ce changement apparaît-il ? Quelle sera, conformément à ce changement, l’ESSENCE des Temps Modernes ? ” 58 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: P 115
Quand nous méditons l’ESSENCE des Temps Modernes, nous posons la question de la ” conception moderne du monde ” (neuzeitliches Weltbild). Et nous caractérisons alors cette ” conception du monde ” en la distinguant de la ” conception médiévale du monde ” et de la ” conception antique du monde “. Mais pour quelle raison nous enquérons-nous d’une ” conception du monde ” lorsque nous tentons d’interpréter une époque ? Chaque époque de l’histoire a-t-elle donc sa ” conception du monde “, et cela de telle sorte qu’elle se préoccuperait toujours déjà de cette ” conception du monde ” ? Ou bien ne serait-ce pas exclusivement une façon moderne de se représenter les choses que de s’enquérir de la ” conception du monde ” ? 60 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: P 115
A l’ESSENCE de l’image conçue (Bild) appartient la constance (Zusammenstand), le système. Par là, nous n’entendons cependant pas la simplification et l’assemblage artificiels et extérieurs du donné, mais l’unité de structure dans le représenté en tant que tel, unité se déployant à partir du projet de l’objectivité de l’étant. Au Moyen Age, un système est impossible, car ce qui est là seul essentiel, c’est l’ordre des correspondances, à savoir l’ordre de l’étant au sens de créé par Dieu et prévu en tant que tel. Le système est encore plus étranger au monde grec, encore que l’époque moderne parle, mais complètement à tort, du ” système ” platonicien ou aristotélicien. Le mouvement de l’organisation dans la recherche est une conformation et une installation déterminées du systématique, celui-ci déterminant du même coup -dans la réciprocité de leur rapport – l’installation. Là où le monde devient image conçue, le système exerce sa domination, et cela non seulement dans la pensée. Mais là où le système est conducteur, il y a toujours aussi la possibilité de la dégénérescence vers l’extériorité d’un système purement fabriqué et assemblé, ce qui arrive lorsque la force originelle du projet fait défaut. L’unicité – en soi-même différenciée – de la systématique chez Leibniz, Kant, Fichte, Hegel et Schelling n’est pas encore comprise. Sa grandeur réside en ce qu’elle se déploie non pas comme chez Descartes à partir du subjectum en tant qu’ego et substantia finita, mais, chez Leibniz, à partir de la monade -, chez Kant, à partir de la nature transcendantale, ancrée dans l’imagination, de la raison Finie ; chez Fichte, à partir du Je infini ; chez Hegel, à partir de l’Esprit comme Savoir absolu, et chez Schelling, à partir de la Liberté comme Nécessité de tout étant, ce dernier restant déterminé par la différence entre Fond et Existence. 68 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: Note 6 page 131-133
L’interprétation moderne de l’étant est encore plus étrangère au monde grec. Un des énoncés les plus anciens de la Pensée grecque sur l’être de l’étant dit : To gar auto noein estin te kai einai. Cette phrase de Parménide veut faire entendre qu’à l’être appartient, parce que par lui requise et déterminée, l’entente de l’étant. L’étant, c’est l’épanouissement de ce qui s’ouvre, de ce qui, en sa présence, arrive à l’homme comme au présent, c’est-à-dire comme à celui qui s’ouvre lui-même à la présence des présents en la laissant entendre, l’entendant ainsi lui-même. L’étant n’accède point à l’être en ce que d’abord l’homme regarderait l’étant – par exemple au sens d’une représentation du genre de la perception subjective. C’est bien plutôt l’homme qui est regardé par l’étant, par ce qui s’ouvre à la mesure de la présence auprès de lui rassemblée. Regardé par l’étant, compris, contenu et ainsi porté dans et par l’ouvert de l’étant, pris dans le cycle de ses contrastes et signé de sa dissension : voilà l’ESSENCE de l’homme pendant la grande époque grecque. Voilà pourquoi cet homme, pour accomplir son assignation, doit rassembler ce qui s’ouvre en son ouverture (legein), le sauver (sozein) et le maintenir dans un pareil recueil tout en restant exposé aux déchirements du désarroi (aletheuein). L’homme grec est en tant qu’il est l’entendeur de l’étant ; voilà pourquoi le monde, pour les Grecs, ne saurait devenir image conçue (Bild). En revanche, que pour Platon l’étantité de l’étant se détermine comme eidos (ad-spect, ” vue “), voilà la condition lointaine, historiale, souveraine dans le retrait d’une secrète médiation, pour que le Monde (Welt) ait pu devenir image (Bild). 76 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: P 118-119
L’homme est donc ici celui qui est à chaque fois présent (moi et toi, lui et eux). Mais cet ego ne coïnciderait-il pas avec l’ego cogito de Descartes ? Absolument pas. Car tout ce qui, chez Protagoras comme chez Descartes, détermine, avec une égale nécessité, les deux positions métaphysiques fondamentales, diffère essentiellement. L’essentiel d’une position métaphysique fondamentale comprend : 1) le mode sur lequel l’homme est homme, c’est-à-dire est lui-même ; le mode d’advenance de son ipséité, laquelle ne fait nullement un avec l’égoïté, mais se détermine à partir du rapport à l’être en tant que tel ; 2) l’interprétation de l’ESSENCE de l’être de l’étant ; 3) la projection de la vérité en son ESSENCE ; 4) le sens d’après lequel l’homme est – ici et là – mesure. 82 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: Note 8 page 133-138
La position métaphysique fondamentale de Protagoras n’est qu’une restriction, et cela veut tout de même dire une conservation de la position fondamentale d’Héraclite et de Parménide. La Sophistique n’est possible que sur le fond de la sophia c’est-à-dire de l’acception grecque de l’être comme présence et de la vérité comme ouvert sans retrait (Unverborgenheit), lequel reste à son tour une détermination essentielle de l’être ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle le présent se détermine à partir de l’ouvert sans retrait, et la présence à partir du sans retrait comme tel. Combien Descartes est-il éloigné de l’origine de la pensée grecque, combien différente est l’interprétation de l’homme qui le représente comme sujet ? C’est précisément parce que dans la notion de subjectum résonne encore quelque chose de l’advenance grecque de l’être, de l’ hypokeisthai, de l’hypokeimenon, mais sous la forme d’une présence devenue méconnaissable et tombée hors de question (c’est-à-dire sous la forme de la sous-jacence constante de ce qui se trouve là-devant), qu’à partir de ladite notion, l’ESSENCE propre de la mutation de la position métaphysique fondamentale devient visible. 92 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: Note 8 page 133-138
Si donc nous précisons le caractère d’image conçue du monde comme, pour l’étant, le fait d’être représenté, il nous faut, pour pouvoir saisir pleinement l’ESSENCE moderne de la représentation, entendre et sentir, à partir de cette notion usée de ” représenter “, la force originelle de nomination de ce mot : amener devant soi en ramenant à soi (vor sich hin und zu sich her Stellen). Par là, l’étant arrive à une constance en tant qu’objet, et reçoit ainsi seulement le sceau de l’être. Que le monde devienne image conçue ne fait qu’un avec l’événement qui fait de l’homme un subjectum au milieu de l’étant. 104 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: P 120-121
” Mais comment les choses en viennent-elles à ce que ce ne soit pas sans attirer l’attention sur lui que l’étant se propose comme sujet et qu’à partir de là le subjectif acquière une préséance ? Car jusqu’à Descartes, et encore chez lui, sujet est la dénomination banale de tout étant comme tel, sub-jectum (hypo-keimenon) ce qui gît là-devant à partir de soi-même et qui en même temps est le fond de ses qualités constantes et de ses états changeants. La prééminence d’un sub-jectum insigne, parce que, d’un point de vue essentiel, inconditionnel (en tant que faisant fond comme fondement), a son origine dans l’exigence, chez l’homme, d’un fundamentum absolutum inconcussum veritatis (d’un fondement reposant en soi et inébranlable de la vérité au sens de la certitude). Pourquoi et comment cette exigence a-t-elle pu acquérir son autorité décisive ? C’est que cette exigence provient de l’émancipation par laquelle l’homme se libère de l’obligation normative de la vérité chrétienne révélée et du dogme de l’Église, en vue d’une législation reposant sur elle-même et pour elle-même. Par cette libération, l’ESSENCE de la liberté, c’est-à-dire être maintenu dans les liens d’une obligation, est posée de façon renouvelée. Cependant, comme avec cette liberté, l’homme qui se libère pose lui-même ce qui a pouvoir d’obligation, cet ” obligatif ” peut désormais être déterminé différemment. L’obligatif peut être la Raison humaine et sa loi, ou bien l’étant, établi et ordonné sur le mode de l’objectivité à partir d’une telle raison, ou bien ce chaos non encore ordonné qui, restant justement à maîtriser par l’objectivation, exige, en une époque, la domestication. 106 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: Note 9 page 138-145
Or, cette libération se libère toujours, sans le savoir, à partir de l’attache à la vérité révélée, dans laquelle le salut de son âme est rendu pour l’homme certain et sûr. L’émancipation qui s’affranchit de la certitude révélée du salut était donc, en elle-même, nécessairement une émancipation vers une certitude dans laquelle l’homme s’assure du vrai en tant que du su de son propre savoir. Cela n’était possible qu’en ce que l’homme se libérant se garantissait à lui-même la certitude de ce qui est susceptible d’être su. Or, cela à son tour ne pouvait se produire que dans la mesure où l’homme décidait, de lui-même et pour lui-même, de ce qu’allait désormais signifier pour lui ” être susceptible d’être su ” ” savoir ” et ” confirmation (Sicherung) du su “, c’est-à-dire ” certitude “. La tâche métaphysique de Descartes devint alors celle-ci : créer à l’émancipation de l’homme vers la liberté comme auto-détermination certaine d’elle-même le fond métaphysique. Ce fond, cependant, devait non seulement être lui-même certain, mais il lui fallait, vu que toute autre norme pouvant découler d’une autre sphère était refusée, être de telle sorte que par lui l’ESSENCE de la liberté postulée puisse être posée comme certitude de soi. Or, tout ce qui est certain à partir de soi-même doit, en même temps, confirmer comme certain l’étant pour lequel un tel savoir doit être certain et par lequel tout ce qui est susceptible d’être su doit être garanti. Le fundamentum de cette liberté, ce qui lui fait fond, le subjectum, doit donc être quelque chose de certain, et quelque chose qui soit capable de satisfaire aux exigences susdites. Un subjectum insigne quant à tous ces points de vues devient donc nécessaire. Quel est le certain formant et fournissant ce fond ? L’ego cogito (ergo) sum. Le certain se révèle être une thèse (Satz) qui énonce qu’en même temps (simultanément et durant un temps égal), avec la pensée de l’homme, lui-même est indubitablement présent, c’est-à-dire maintenant : est donné à soi-même, en coprésence avec sa pensée. Penser signifie représenter, rapport représentant au représenté (idea en tant que perceptio). 108 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: Note 9 page 138-145
Tout rapport à quelque chose, le vouloir, le prendre position, les sensations, est d’emblée un rapport s’effectuant sur le mode de la représentation ; il est cogitans, ce qu’on traduit par ” pensant “. Descartes peut désormais affubler tous les modes de la voluntas et de l’affectus, toutes les actiones et passiones du nom tout d’abord déconcertant de cogitatio. Dans l’ego cogito sum, le cogitare est compris en ce sens nouveau et essentiel. Le subjectum, la certitude fondamentale, c’est la simultanéité à toute heure assurée dans la représentation de l’homme représentant avec l’étant représenté, qu’il soit humain ou non humain, et cela veut dire : avec l’objectif. La certitude fondamentale c’est, représentable et représenté à tout instant, l’indubitable me cogitare = me esse. Voilà l’équation fondamentale de tous les calculs de la représentation s’assurant et se garantissant elle-même. Dans cette certitude fondamentale, l’homme peut être sûr qu’il est – en tant que représentant de toute représentation, et ainsi en tant que dimension de tout être-représenté, donc de toute certitude et vérité confirmé et assuré, c’est-à-dire désormais qu’il est. Dans la mesure seulement où l’homme est de la sorte nécessairement co-representé dans la certitude fondamentale (dans le fundamentum absolutum inconcussum du me cogitare = me esse) ; dans la mesure seulement où l’homme, se libérant vers soi-même, fait nécessairement partie du subjectum de cette liberté, dans cette seule mesure l’homme peut et doit devenir lui-même cet étant insigne, ce subjectum qui, par rapport au premier et vraiment (c’est-à-dire certainement) étant, occupe le premier rang parmi tous les autres subjecta. Que dans l’équation fondamentale de la certitude et ensuite dans le subjectum proprement dit, il soit fait mention de l’ego, ne signifie pas que l’homme se détermine désormais selon le mode de l’égoïsme ou de l’égotisme. Cela ne signifie rien de plus que ceci : qu’être sujet est désormais la caractérisation distinctive de l’homme en tant qu’être pensant-représentant. C’est au contraire le je de l’homme qui entre au service de ce nouveau subjectum. La certitude qui est au fond de celui-ci est bien, en tant que telle, subjective, c’est-à-dire s’ordonnant à partir de l’ESSENCE du subjectum, mais non pas ” égoïste “. Car la certitude fait autorité pour tout je, oblige donc tout je comme tel (c’est-à-dire comme subjectum). De même, tout ce qui veut être arrêté et fixé, par l’objectivation représentante, comme assuré et garanti et par là comme étant, est normatif pour tout le monde. Or, cette objectivation, qui décide en même temps de ce qui vaudra comme objet, rien ne peut s’y soustraire. De l’ESSENCE de la subjectivité du subjectum et de l’homme comme sujet fait partie l’illimitation inconditionnée de la région d’une objectivation possible et du droit d’en décider. 112 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: Note 9 page 138-145
Les Meditationes de prima philosophia jettent le plan, de l’ontologie du subjectum à partir de la subjectivité déterminée comme conscientia. L’homme est devenu le subjectum. C’est pourquoi il peut, selon les manières dont il se comprend lui-même et se veut comme tel, déterminer et accomplir l’ESSENCE de la subjectivité. L’homme comme être raisonnable de l’époque des lumières n’est pas moins sujet que l’homme qui se comprend comme nation, se veut comme peuple, se cultive comme race et se donne finalement les pleins pouvoirs pour devenir le maître de l’orbe terrestre. Etant donné que l’homme continue, dans toutes ces positions fondamentales de la subjectivité, à être déterminé en tant que je et tu, nous et vous, différentes manières de l’égoïté et de l’égoïsme sont toujours possibles. L’égoïsme subjectif, pour lequel, en général à son insu, le je est d’abord défini comme sujet, peut être réprimé par l’embrigadement dans le Nous. Par là, la subjectivité ne fait qu’accroître sa puissance. Dans l’impérialisme planétaire de l’homme organisé techniquement, le subjectivisme de l’homme atteint son point culminant, à partir duquel il entrera dans le nivellement de l’uniformité organisée pour s’y installer à demeure ; car cette uniformité est l’instrument le plus sûr de l’empire complet, parce que technique, sur la terre. La liberté moderne de la subjectivité se fond complètement dans l’objectivité lui correspondant. L’homme ne saurait quitter ce destin de l’ESSENCE moderne, ou bien le suspendre par une sentence souveraine. Mais l’homme peut, en une méditation préparatoire, penser que l’être-sujet de l’homme n’a jamais été, ni ne sera jamais, l’unique possibilité de futurition pour l’homme historial. Une nuée fugitive sur une terre voilée : tel est l’assombrissement que la vérité préparée par la certitude chrétienne du salut répand, comme certitude de la subjectivité, sur un avènement (Ereignis) qu’il n’est pas accordé à cette dernière d’apprendre. 116 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: Note 9 page 138-145
L’entrelacement, décisif pour l’ESSENCE des Temps Modernes, de ces deux processus : que le monde devienne image conçue, et l’homme sujet, jette du même coup une lumière sur le processus – presque absurde à première vue – mais non moins fondamental de l’Histoire moderne. En effet, plus complètement le monde semble disponible comme monde conquis, plus objectivement l’objet apparaît, plus subjectivement, c’est-à-dire plus péremptoirement, se dresse le sujet, et plus irrésistiblement la considération du monde, la théorie du monde se change-t-elle en une théorie de l’homme -l’anthropologie. Ne nous étonnons donc pas de voir commencer le règne de l’humanisme seulement là où le monde devient image conçue. Et de même qu’une chose telle qu’une ” conception du monde ” était impossible à la grande époque grecque, de même un humanisme ne pouvait absolument pas y faire apparition. L’humanisme, au sens historique du mot, n’est donc rien d’autre qu’une anthropologie esthético-morale. Ce terme d’anthropologie n’entend nullement ici une exploration scientifique de l’homme. Il n’entend pas non plus le dogme théologique de l’homme créé, déchu et sauvé. Il veut désigner cette interprétation philosophique de l’homme qui explique et évalue la totalité de l’étant à partir de l’homme et en direction de l’homme. 120 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: P 121-122
Car maintenant la modernité en cours d’accomplissement se fond de plus en plus dans le ” cela va de soi ” (das Selbstverständliche) ; ce n’est que lorsque le ” cela va de soi ” est assuré idéologiquement, c’est-à-dire par des (Weltanschauungs), que d’autre part croît la possibilité d’une originelle mise en question de l’être qui ouvre la dimension dans laquelle se décide si l’être sera encore une fois capable de Dieu, si l’ESSENCE de la vérité de l’être replacera l’ESSENCE de l’homme dans l’instance d’un appel plus originel. Et ainsi, ce n’est que là où la perfection des Temps Modernes les fait atteindre à la radicalité de leur propre grandeur, que l’Histoire future se prépare. 128 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: Note 11 page 145
L’américanisme est quelque chose d’européen. Il est une variété, encore incomprise, du gigantesque, d’un gigantesque encore sans point d’attache, c’est-à-dire qui ne surgit aucunement encore de la plénitude rassemblée de l’ESSENCE métaphysique des Temps Modernes. Quant à l’interprétation américaine de l’américanisme par le pragmatisme, elle reste en dehors du domaine métaphysique. 132 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: Note 12 page 145-146
Or quoi, si ce suspens lui-même, il lui revenait d’être la manifestation la plus haute et la plus puissante de l’être ? Compris à partir de la Métaphysique (c’est-à-dire à partir de la question de l’être sous la forme : qu’est-ce que l’étant ?), l’ESSENCE secrète de l’être, le suspens, se dévoile tout d’abord comme le Non-étant par excellence, comme le Rien. Or, le Rien, en tant que rien d’étant, est la contrepartie la plus aiguë du tout simplement ” nul “. Le Rien n’est jamais rien du tout, pas plus qu’il n’est un ” quelque chose ” au sens d’un objet ; il est l’être lui-même, à la vérité duquel l’homme sera remis (übereignet) lorsqu’il se sera surmonté en tant que sujet, ce qui veut dire : quand il ne représentera plus l’étant comme objet. 140 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: Note 14 page 146
La science devient donc recherche par le projet qui s’assure lui-même dans la rigueur de l’investigation. Cependant, projet et rigueur ne se déploient vers ce qu’ils sont que par la méthode. Celle-ci constitue le second caractère essentiel de la recherche. Pour qu’il accède à une objectivité, le secteur projeté doit être amené à faire face dans toute la multiplicité de ses niveaux et entrelacements. C’est pourquoi l’investigation doit avoir vue libre sur la variabilité de ce qu’elle rencontre. Ce n’est que sous l’horizon de l’incessante nouveauté du changement qu’apparaît la plénitude du détail et des faits. Or, il faut que les faits deviennent objectifs. L’investigation doit donc représenter le variable dans sa variabilité, c’est-à-dire le fixer, tout en laissant son mouvement être un mouvement. La fixité des faits et la constance de leur changement, en tant que tels, constituent la règle. La constance du changement dans la nécessité de son processus, c’est la loi scientifique. Ce n’est que sous l’horizon de la règle et de la loi que les faits peuvent apparaître clairement comme ce qu’ils sont, c’est-à-dire précisément comme faits. Ainsi la recherche par les faits, dans le domaine de la nature, est en elle-même affirmation et confirmation de règles et de lois. Le procédé suivant lequel un secteur d’objectivité accède à la représentation se caractérise par la clarification à partir de ce qui est clair, c’est-à-dire par la mise au clair qu’est l’explication. Toute explication présente deux faces. Elle fonde l’inconnu par le connu tout en avérant le connu par l’inconnu. L’explication s’accomplit dans l’examen des faits – lequel est assumé, dans les sciences de la nature – selon le champ de l’examen et le but de l’explication – par l’expérience (das Experiment). Ce n’est point cependant par l’expérience que les sciences de la nature deviennent essentiellement recherche ; au contraire, l’expérience ne devient possible que là où la connaissance de la nature comme telle s’est transformée en recherche. C’est seulement parce que la physique moderne est mathématique dans son ESSENCE qu’elle peut-être expérimentale. Et comme, par ailleurs, ni la doctrina médiévale ni l’episteme grecque ne sont des sciences au sens de recherche, il n’y a pas place en elles pour une expérience scientifique. Il est vrai que c’est Aristote qui, le premier, a compris ce que signifiait empeiria (experientia) : l’observation des choses elles-mêmes, de leurs qualités et modifications sous des conditions changeantes, et par là, la connaissance des façons dont les choses se comportent dans la règle. Mais une observation qui a en vue de telles connaissances, l’experimenturn, reste essentiellement différente de ce qui fait partie de la science comme recherche, à savoir de l’expérience exploratoire (Forschungsexperiment) ; même lorsque les observateurs antiques et médiévaux opèrent avec chiffres et mesures ; et même là où l’observateur se sert d’outils et de dispositifs déterminés. Car ici manque de bout en bout l’élément décisif de l’expérience scientifique moderne. Celle-ci commence avec l’hypothèse d’une loi. Proposer une expérience signifie : représenter une condition d’après laquelle un ensemble de mouvements peut être suivi dans la nécessité de son déroulement, c’est-à-dire : peut d’avance être rendu apte au contrôle du calcul. Or, la position d’une loi s’effectue à partir de la vue d’ensemble sur le plan fondamental du secteur d’objectivité examiné. C’est ce plan qui fournit la mesure, liant ainsi à ses exigences la représentation anticipant la condition. Pareil mode de représentation, dans lequel et par lequel l’expérience commence, n’est donc point arbitraire imagination. C’est pourquoi Newton pouvait dire : hypotheses non fingo, les hypothèses ne sont pas inventées arbitrairement. Car elles ont été déployées à partir du plan de la nature et inscrites en lui. L’expérience, c’est le procédé porté et guidé, en son plan et en son exécution, par la loi hypothétique afin que se produisent les faits confirmant la loi ou lui refusant cette confirmation. Plus le projet du plan de la nature est exact, plus la possibilité de l’expérience devient elle-même exacte. Le scolastique médiéval Roger Bacon, si souvent invoqué, ne saurait être le précurseur du chercheur expérimental moderne : il n’est que le successeur d’Aristote. Car, entre-temps, la possession de la vérité à été proprement transportée dans la foi, c’est-à-dire dans le fait de tenir pour vrais la parole de l’Écriture et le dogme de l’église. La suprême connaissance et doctrine est la Théologie, en tant qu’exégèse des paroles divines de la Révélation inscrite dans l’Ecriture et prêchée par l’Église. Connaissance ne signifie point ici recherche, mais bonne compréhension de la parole faisant loi et des autorités la prêchant. C’est pourquoi, pour la connaissance médiévale, la prééminence revient à la discussion des paroles et doctrines des différentes autorités. C’est le componere scripta et sermones, l’argumentum ex verbo qui est décisif, et c’est en même temps la raison pour laquelle les philosophies platonicienne et aristotélicienne reçues étaient contraintes de devenir dialectique scolastique. Si maintenant Roger Bacon exige l’experimentum – et c’est bien ce qu’il a fait – il n’entend pas sous ce mot l’expérience de la science en tant que recherche : il ne fait qu’exiger, au lieu de l’argumentum ex verbo, l’argumentum ex re ; à la place de la discussion des doctrines, l’observation des choses elles-mêmes, c’est-à-dire l’empeiria aristotélicienne. 23 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: P 105-108
Ce terme d’exploitation organisée (Betrieb) n’a aucun sens dépréciateur. Dès lors que la recherche est organiquement organisation de son propre progrès, l’” activisme ” affairé (Betriebsamkeit), constamment possible, de l’organisation pure provoque en même temps l’apparence d’une suprême réalité derrière laquelle précisément s’accomplit l’excavation du travail de recherche. Ainsi, l’exploitation organisée sombre dans l’organisationnisme pur, à chaque fois qu’à l’intérieur de son procédé, elle ne se maintient plus ouverte à l’incessant renouvellement du projet, mais ne fait que laisser celui-ci derrière elle, comme quelque chose de ” donné “, sans même plus le confirmer, s’évertuant en revanche à pourchasser les résultats s’entassant les uns sur les autres et à en faire le compte. C’est pourquoi l’organisationnisme pur (blosser Betrieb) est constamment à combattre, précisément parce que la recherche est, en son ESSENCE, exploitation organisée. Il est vrai que si l’on ne cherche l’élément proprement scientifique de la science que dans la calme érudition du savant, alors le rejet de l’exploitation organisée peut avoir l’air d’une pure et simple négation du mouvement essentiel de la recherche. Mais il est vrai aussi que plus purement la recherche devient organisation de son mouvement, réalisant ainsi son rendement propre, plus constamment croît en elle le danger de l’organisationnisme pur. Finalement, un état est atteint où la différence entre organisation et organisationnisme devient non seulement insaisissable, mais encore irréelle. Or, c’est précisément cet état d’équilibre entre l’organique et le monstrueux qui, évoluant dans la moyenne d’une évidence allant de soi, rend durable la recherche en tant que figure de la science, ainsi que, de façon générale, les Temps Modernes. Mais où la recherche prend-elle le contrepoids contre l’organisationnisme qui la menace à l’intérieur même de son organisation ? ” 29 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: Note 2 page 127-128
Ce n’est que par le mouvement de l’exploitation organisée que le projet d’un secteur donné d’objectivité est vraiment introduit et fixé dans l’étant. Toutes les institutions qui facilitent un raccord planifiable des modes de procéder entre eux, qui favorisent le contrôle et la communication réciproque des résultats et qui règlent l’échange des forces de travail, ne sont aucunement, en tant que mesures prises, la simple conséquence extérieure du fait que le travail de la recherche s’étende et se ramifie. Ce déploiement de la recherche est bien plutôt le signe lointain et encore incompris indiquant que la science moderne commence à entrer dans la phase décisive de son avènement. Ce n’est que maintenant qu’elle commence à prendre possession de la plénitude du déploiement de sa propre ESSENCE. 33 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: P 110-111
Le véritable système des sciences réside donc dans la synthèse du procédé avec l’attitude à prendre quant à l’objectivation de l’étant, cette synthèse résultant chaque fois de la planification de l’étant visé. L’avantage que l’on exige de ce système n’est donc pas une quelconque unité de relation, controuvée et rigide, des divers secteurs d’objectivité, mais la plus grande mobilité possible, libre mais réglée, de changement et de reprise des recherches concernant les diverses tâches dominantes. Plus la science se spécialise exclusivement dans l’activation et la maîtrise totale de son mode de procéder, plus les sciences organisées, libérées de toute illusion, se concentrent résolument dans des établissements spéciaux et des écoles spéciales de recherche, plus elles entrent irrésistiblement dans la perfection de leur modernité essentielle. Et plus la science et les chercheurs s’acquittent inconditionnellement de la figure moderne de leur ESSENCE, plus ils se mettent eux-mêmes nettement et immédiatement à la disposition de l’utilité commune, mais également plus ils sont obligés de se retirer sans restriction dans l’anonymat officiel de tout travail d’utilité générale. 41 L’EPOQUE DES “CONCEPTIONS DU MONDE”: P 112-113
L’être lui-même par rapport auquel le Dasein peut se comporter et se comporte toujours d’une manière ou d’une autre, nous l’appelons existence. Et comme la détermination d’ESSENCE de cet étant ne peut être accomplie par l’indication d’un quid réal, mais que son ESSENCE consiste bien plutôt en ceci qu’il a à chaque fois à être son être en tant que sien, le titre Dasein a été choisi comme expression ontologique pure pour désigner cet étant. Martineau: §4 (EtreTemps4)
Mais par rapport à quoi le concept formel de phénomène doit-il être dé-formalisé en concept phénoménologique, et comment celui-ci se distingue-t-il du concept vulgaire ? Qu’est-ce donc que la phénoménologie doit « faire voir » ? Qu’est-ce qui doit, en un sens insigne, être appelé phénomène ? Qu’est-ce qui, de par son ESSENCE est nécessairement le thème d’une mise en lumière expresse ? Manifestement ce qui, de prime abord et le plus souvent, ne se montre justement pas, ce qui, par rapport à ce qui se montre de prime abord et le plus souvent, est en retrait, mais qui en même temps appartient essentiellement, en lui procurant sens et fondement, à ce qui se montre de prime abord et le plus souvent. Martineau: §7 (EtreTemps7)
L’étant que nous avons pour tâche d’analyser, nous le sommes à chaque fois nous-mêmes. L’être de cet étant est à chaqchaque fois mien. Dans son être, cet étant se rapporte (42) lui-même à son être. En tant qu’étant de cet être, il est remis à son propre être. C’est de son être même que, pour cet étant, il y va à chaque fois. Or deux conséquences résultent de cette caractérisation du Dasein : 1. L’« ESSENCE » de cet étant réside dans son (avoir-) à-être. Le quid (essentia) de cet étant, pour autant que l’on puisse en parler, doit nécessairement être conçu à partir de son être (existentia). C’est alors justement la tâche ontologique que de montrer que, si nous choisissons pour désigner l’être de cet étant le terme d’existence, ce titre n’a point, ne peut avoir la signification ontologique du terme traditionnel d’existentia ; existentia signifie ontologiquement autant qu’être-sous-la-main, un mode d’être qui est essentiellement étranger à l’étant qui a le caractère du Dasein. Pour éviter la confusion, nous utiliserons toujours à la place du titre existentia l’expression interprétative d’être-sous-la-main, réservant au seul Dasein la détermination d’être de l’existence. L’« ESSENCE » du Dasein réside dans son existence. Les caractères de cet étant qui peuvent être dégagés ne sont donc pas des « propriétés » sous-la-main d’un étant sous-la-main présentant telle ou telle « figure », mais, uniquement, des guises à chaque fois possibles pour lui d’être. Tout être-ainsi-ou-ainsi de cet étant est primairement être. C’est pourquoi le titre « Dasein » par lequel nous désignons cet étant n’exprime pas son quid, comme dans le cas de la table, de la maison, de l’arbre, mais l’être. 2. L’être dont il y va pour cet étant en son être est à chaqchaque fois mien. Le Dasein ne saurait donc jamais être saisi ontologiquement comme un cas ou un exemplaire d’un genre de l’étant en tant que sous-la-main. À cet étant-ci, son être est « indifférent », ou, plus précisément, il « est » de telle manière que son être ne peut lui être ni indifférent ni non indifférent. L’advocation du Dasein, conformément au caractère de mienneté de cet étant, doit donc toujours inclure le pronom personnel : « je suis », «tu es ». Martineau: §9 (EtreTemps9)
Et le Dasein, derechef, est à chaqchaque fois mien en telle ou telle guise déterminée d’être. Il s’est toujours déjà en quelque façon décidé en quelle guise le Dasein est à chaqchaque fois mien. L’étant pour lequel en son être il y va de cet être même se rapporte à son être comme à sa possibilité la plus propre. Le Dasein est à chaque fois sa possibilité, il ne l’« a » pas sans plus de manière qualitative, comme quelque chose de sous-la-main. Et c’est parce que le Dasein est à chaque fois essentiellement sa possibilité que cet étant peut se « choisir » lui-même en son être, se gagner, ou bien se perdre, ou ne se gagner jamais, ou se gagner seulement « en apparence ». S’être perdu ou ne s’être pas encore gagné, il ne le peut que pour autant que, en son ESSENCE, il est un Dasein authentique possible, c’est-à-dire peut être à lui-même en propre. Martineau: §9 (EtreTemps9)
La détermination ontologique de la res corporea exige l’explication de la substance, c’est-à-dire de la substantialité de cet étant en tant que substance. Qu’est-ce qui constitue l’être-en-lui-même propre de la res corporea ? Comment une substance est-elle comme telle saisissable, autrement dit comment sa substantialité l’est-elle ? « Et quidem ex quolibet attributo substantia cognoscitur ; sed una tamen est cujusque substantiae praecipua proprietas, quae ipsius naturam essentiamque constituit, et ad quam aliae omnes referuntur » (NA: Principia, I, 53, A.-T., t. VIII, p. 25; NT: (« Certes la substance est connaissable par un attribut quelconque ; toutefois, chaque substance à une propriété principale qui constitue sa nature ou ESSENCE, et à laquelle toutes les autres sont relatives. » Sur ces citations de Descartes, v. le Handbuch, p. 458-459.)). Les substances sont accessibles dans leurs « attributs », et toute substance a une propriété insigne où devient déchiffrable l’ESSENCE de la substantialité d’une substance déterminée. Quelle sera cette propriété dans le cas de la res corporea ? « Nempe extensio in longum, latum et profundum, substantiae corporeae naturam constituit » (NA: Ibid.): « l’extension en longueur, largeur et profondeur constitue l’être véritable de la substance corporelle » que nous appelons « monde ». Or qu’est-ce qui confère à l’extensio un tel privilège ? « Nam omne aliud quod corpori tribui potest, extensionem praesupponit » (NA: Ibid.; NT: (« Car tout ce qui peut être attribué d’autre à un corps présuppose l’extension. »)). L’extension est cette constitution d’êtrêtre de l’étant en question, qui doit « être » avant toutes les autres déterminations d’être afin que celles-ci puissent « être » ce qu’elles sont. L’extension doit pouvoir être primairement « assignée » à la chose corporelle. Et c’est pourquoi la preuve de l’extension et de la substantialité du « monde » caractérisée par elle s’accomplira en montrant comment toutes les autres déterminités de cette substance, avant tout la divisio, la figura, le motus, ne peuvent être conçues que comme des modi de l’extensio, alors qu’inversement l’extensio demeure intelligible sine figura vel motu. Martineau: §19 (EtreTemps19)
De même que l’« évidence » antique de l’être-en-soi de l’étant intramondain engendre la conviction de l’« évidence » ontologique du sens de cet être et contribue à faire manquer le phénomène du monde, de même l’« évidence » ontique selon laquelle le Dasein est à chaqchaque fois mien contient en elle-même une possible séduction de la problématique ontologique la concernant. De prime abord le qui<qui du Dasein n’est pas seulement un problème ontologiquement, mais encore il demeure ontiquement recouvert. (117) Est-ce à dire cependant que la résolution analytico-existentiale de la question du qui ? soit absolument dépourvue de fil conducteur ? Nullement. Et du reste, entre les indications formelles données plus haut (§9 et 12) sur la constitution d’être du Dasein, ce qui fonctionne comme tel n’est pas tant la détermination discutée à l’instant que celle selon laquelle l’« ESSENCE » du Dasein se fonde dans son existence. Si le « Je » est une déterminité essentielle du Dasein, alors il doit être interprété existentialement. La question qui ? ne peut recevoir de réponse que de la mise en lumière phénoménale d’un mode d’être déterminé du Dasein. Si le Dasein n’est à chaque fois son Soi-même qu’en existant, le « maintien » du Soi-même exige – tout de même que sa « perte d’autonomie » possible – un questionnement existential-ontologique ; telle est l’unique voie d’accès adéquate à sa problématique. Martineau: §25 (EtreTemps25)
L’expression ontiquement figurée de lumen naturale dans l’homme ne vise rien d’autre (133) que la structure ontologico-existentiale selon laquelle cet étant est de telle manière qu’il est son là. Il est « éclairé », autrement dit : il est en lui-même éclairci comme être-au-monde – non point par un autre étant, mais de telle manière qu’il est lui-même l’éclaircie. C’est seulement pour un étant ainsi existentialement éclairci que du sous-la-main devient accessible dans la lumière, retiré dans les ténèbres. Le Dasein apporte nativement avec lui son Là ; privé de lui, non seulement il n’est pas facticement, mais encore il n’est absolument pas l’étant d’une telle ESSENCE. Le Dasein est son ouverture. Martineau: §28 (EtreTemps28)
Les tentatives pour saisir l’« ESSENCE du langage » se sont toujours orientées sur l’un ou l’autre de ces moments, de telle sorte qu’elles ont conçu la langue au fil conducteur de l’idée d’« expression », de « forme symbolique », de communication comme « énonciation », de l’« annonce » de vécus ou de la « configuration » de la vie. Précisons cependant que l’on ne s’approcherait pas davantage d’une définition pleinement satisfaisante de la parole en voulant recoller de manière syncrétiste tous ces divers éléments déterminatifs. L’essentiel demeure d’élaborer préalablement le tout ontologico-existential de la structure du parler sur la base de l’analytique du Dasein. Martineau: §34 (EtreTemps34)
Notre analyse part du concept traditionnel de la vérité et tente d’en libérer les fondements ontologiques (a). À partir de ces fondements, le phénomène originaire de la vérité deviendra visible, ce qui doit nous permettre de mettre au jour le caractère dérivé du concept traditionnel (b). Après quoi la recherche mettra en évidence qu’à la question de l’« ESSENCE » de la vérité appartient nécessairement la question du mode d’être de la vérité. Conjointement sera tiré au clair le sens ontologique de l’expression : « Il y a de la vérité », et le mode de la nécessité avec laquelle « nous devons présupposer » qu’« il y a » de la vérité (c). Martineau: §44 (EtreTemps44)
D’autre part, l’analyse ontologique de l’être pour la fin n’anticipe aucune prise de position existentielle à l’égard de la mort. Que la mort soit déterminée comme « fin » du Dasein, c’est-à-dire de l’être-au-monde, cela n’implique aucune décision sur la question de savoir si, « après la mort », un autre être, plus élevé ou plus bas, est encore possible, si le Dasein « survit », ou même si, se « perpétuant », il devient « immortel ». Sur l’« au-delà » et (248) sa possibilité, il est alors tout aussi peu décidé ontiquement que sur l’« en deçà », comme s’il s’agissait de proposer, à des fins d’« édification », des normes et des règles au comportement devant la mort. Si l’analyse de la mort reste purement « immanente », c’est dans la mesure où elle n’interprète le phénomène qu’en examinant comment, en tant que possibilité d’être de chaque Dasein, il se tient engagé en lui. Il n’est sensé et légitime, et surtout il n’est méthodiquement possible de se demander ce qui est après la mort qu’à partir du moment où celle-ci est conçue dans son ESSENCE ontologique pleine. Une telle question constitue-t-elle sinon en général une question théorique possible, nous pouvons nous abstenir d’en décider : l’interprétation ontologique immanente de la mort précède toute spéculation ontico-transcendante sur celle-ci – là est l’essentiel. Martineau: §49 (EtreTemps49)
Mais l’être pour la possibilité en tant qu’êtrêtre pour la mort doit se rapporter à elle de telle manière qu’elle se dévoile dans cet être et pour lui comme possibilité. Un tel être pour la possibilité, nous le saisissons terminologiquement en tant que devancement dans la possibilité. Mais est-ce que ce comportement ne contient pas en lui un approchement vers le possible ? Avec la proximité du possible, est-ce que ce n’est pas en même temps sa réalisation qui surgit ? Réponse : cet approchement ne tend point à rendre un effectif disponible à la préoccupation, mais, dans cette approche compréhensive, la possibilité du possible devient seulement « plus grande ». La proximité la plus proche de l’être pour la mort comme possibilité est aussi éloignée que possible d’un effectif. Plus cette possibilité est comprise sans aucun voile, et d’autant plus purement le comprendre pénètre dans la possibilité comme possibilité de l’impossibilité de l’existence en général. La mort comme possibilité ne donne au Dasein rien à « réaliser », et rien non plus qu’il pourrait être lui-même en tant qu’effectif. Elle est la possibilité de l’impossibilité de tout comportement par rapport à…, de tout exister. Dans le devancement dans cette possibilité, celle-ci devient « toujours plus grande », c’est-à-dire qu’elle se dévoile comme une possibilité qui ne connaît absolument aucune mesure, aucun plus ou moins, mais signifie la possibilité de l’impossibilité sans mesure de l’existence. De par son ESSENCE propre, cette possibilité n’offre aucun point d’appui pour être tendu vers quelque chose, pour « se figurer » l’effectif possible et, par le fait même, oublier la possibilité. Martineau: §53 (EtreTemps53)
Mais qu’est-ce donc que cette « conscience publique », qu’est-ce d’autre que… la voix du On ? Le Dasein ne peut en arriver à l’invention douteuse d’une « conscience universelle » que parce que la conscience, en son fond et son ESSENCE, est mienne. Et cela non seulement au sens où c’est à chaque fois le pouvoir-être le plus propre qui est ad-voqué, mais parce que l’appel vient de l’étant que je suis à chaque fois moi-même. Martineau: §57 (EtreTemps57)
Toutefois, ne répondrions-nous pas plus aisément et sûrement à la question de savoir ce que l’appel dit en nous « contentant » d’invoquer ce qui est constamment entendu – ou non-entendu – dans toutes les expériences de conscience, à savoir que l’appel advoque le Dasein (281) en tant que « coupable », ou bien, comme dans la conscience admonitrice, qu’il renvoie à une « dette » possible, à moins que, en tant que bonne conscience, il ne confirme sa « liquidation » ? Peut-être – si seulement ce « en-dette » (NT: En-dette = schuldig, ordinairement « coupable », adjectif formé sur Schuld, qui veut dire aussi bien la faute que la dette. Pourquoi nous retenons, dans ces pages, « dette » de préférence à « faute » pour traduire Schuld, c’est ce qui s’expliquera dans la suite même de ce paragraphe. Rappelons, du point de vue philologique, que Schuld est en allemand le subst. de sollen comme dette le subst. de devoir, ce qui n’empêchera pas H., à la p. (283) d’avertir expressément que cette étymologie n’est pas ici éclairante.) qui est expérimenté si « unanimement » dans les expériences et les explicitations de la conscience ne faisait pas l’objet de déterminations aussi divergentes ! Du reste, même si le sens de ce « en-dette » se laissait univoquement saisir, le concept existential de cet être-en-dette n’en demeurerait pas moins obscur. Certes, s’il est vrai que c’est le Dasein lui-même qui s’ad-voque comme en-dette », il est clair que l’idée de dette ne saurait être puisée ailleurs que dans une interprétation de l’êtrêtre du Dasein. Seulement, la question s’élève derechef : qui dit comment nous sommes en dette et ce que dette signifie ? L’idée de dette ne saurait être forgée arbitrairement et imposée de force au Dasein. Mais si une compréhension de l’ESSENCE de la dette est en général possible, alors il faut que cette possibilité soit pré-dessinée dans le Dasein. Comment trouver la trace qui puisse nous conduire au dévoilement du phénomène ? Toutes les recherches ontologiques sur des phénomènes comme la dette, la conscience, la mort doivent nécessairement prendre leur point de départ dans ce qu’en « dit » l’explicitation quotidienne du Dasein. En même temps, le mode d’être échéant du Dasein implique que son explicitation est le plus souvent « orientée » inauthentiquement et n’atteint pas l’« ESSENCE », parce que le questionnement ontologique originairement adéquat lui reste étranger. Néanmoins, dans toute erreur de vision se dévoile en même temps une indication en direction de l’« idée » originaire du phénomène. Mais où prendrons-nous le critère du sens existential originaire du « en-dette » ? Réponse : l’essentiel est ici que ce « en-dette » surgit comme prédicat du « je suis ». La question est alors celle-ci : est-ce que ce qui est compris comme « dette » dans une explicitation inauthentique se trouve quand même dans l’être du Dasein comme tel, et cela de telle manière que le Dasein, pour autant qu’à chaque fois il existe facticement, soit aussi déjà en dette ? Martineau: §58 (EtreTemps58)
Dans la structure de l’être-jeté aussi bien que dans celle du projet est essentiellement contenue une nullité, et c’est elle qui est le fondement de la possibilité de la nullité du Dasein inauthentique dans l’échéance où il se trouve à chaque fois et toujours facticement. En son ESSENCE, le souci lui-même est transi de part en part de nullité. Le souci – l’être du Dasein – signifie ainsi, en tant que projet jeté : l’être-fondement (nul) d’une nullité. Autrement dit : le Dasein est comme tel en-dette, si tant est que demeure la détermination existentiale formelle de la dette comme être-fondement d’une nullité. Martineau: §58 (EtreTemps58)
La résolution, selon son ESSENCE ontologique, est à chaque fois celle d’un Dasein factice. L’ESSENCE de cet étant est son existence. La résolution n’« existe » que comme décision qui comprend et se projette. Mais vers quoi le Dasein, dans la résolution, s’ouvre-t-il ? À quoi doit-il se décider ? La réponse ne peut ici ne nous être donnée que par la décision même. Ce serait totalement mécomprendre le phénomène de la résolution que de s’imaginer qu’elle est simplement la re-prise de possibilités proposées et recommandées. La décision, et elle seule, est justement le projeter et le déterminer ouvrant de ce qui est à chaque fois possibilité factice. À la résolution appartient nécessairement l’indétermination qui caractérise tout pouvoir-être facticement jeté du Dasein. Sûre d’elle-même, la résolution ne l’est que comme décision. Néanmoins, l’indétermination existentielle, déterminée à chaque fois dans la seule décision, de la résolution possède sa déterminité existentiale. Martineau: §60 (EtreTemps60)
Cette unité, comment devons-nous la concevoir ? Comment le Dasein peut-il exister unitairement selon les guises et les possibilités citées de son être ? De toute évidence, seulement pour autant qu’il est lui-même cet être en ses possibilités essentielles, seulement pour autant que je suis à chaque fois cet étant. C’est le « Moi » qui paraît tenir ensemble la totalité du tout structurel. Depuis toujours, le « Moi » et le « Soi » ont été conçus par l’ontologie de cet étant comme le fond portant (substance ou sujet). La présente analytique, quant à elle, s’est heurtée dès sa caractérisation préparatoire de la quotidienneté à la question du qui du Dasein. De prime abord et le plus souvent, est-il apparu, le Dasein n’est pas lui-même, mais il est perdu dans le On-même. Celui-ci est une modification existentielle du Soi-même authentique. Néanmoins, la question de la constitution ontologique de l’ipséité est (318) demeurée sans réponse. Certes, le fil conducteur du problème a déjà été fondamentalement fixé (NA: Cf. supra, §25, p. (114) sq.) : si le Soi-même appartient aux déterminations essentielles du Dasein, et si cependant l’« ESSENCE » de celui-ci réside dans l’existence, alors égoité et ipséité doivent être conçues existentialement. Mais par ailleurs, il est apparu négativement que la caractérisation ontologique du On interdisait tout emploi de catégories de l’être-sous-la-main (substance). C’est devenu fondamentalement clair : le souci ne saurait être ontologiquement dérivé de la réalité ou reconstruit à l’aide des catégories de la réalité (NA: Cf. supra, §43, c, p. (211).). Le souci abrite déjà en soi le phénomène du Soi-même, si tant est que demeure la thèse selon laquelle l’expression de « souci de soi », formée sur le modèle de la sollicitude comme souci pour autrui, est une tautologie (NA: Cf. supra, §41, p. (193).). Mais du coup, le problème de la détermination ontologique de l’ipséité du Dasein s’aiguise en question de la « connexion » existentiale entre souci et ipséité. Martineau: §64 (EtreTemps64)
auprès… révèlent la temporalité comme l’ekstatikon sans réserves. La temporalité est le « hors-de-soi » originaire en et pour soi-même. Nous appelons par conséquent les phénomènes caractérisés de l’avenir, de l’être-été, du présent les ekstases de la temporalité. Celle-ci n’est pas tout d’abord un étant, qui ensuite sort de soi, mais son ESSENCE est la temporalisation dans l’unité des ekstases. Le propre du « temps » accessible à la compréhension vulgaire, au contraire, consiste justement (et entre autres) en ce que le caractère ekstatique de la temporalité originaire y est nivelé comme dans une suite pure, sans commencement ni fin, de maintenant. Mais ce nivellement, selon son sens existential, se fonde à son tour en une temporalisation possible déterminée, conformément à laquelle la temporalité en tant qu’inauthentique temporalise le « temps » cité. Par conséquent, si le « temps » accessible à l’entendement du Dasein est démontré comme non originaire, et comme provenant au contraire de la temporalité authentique, rien n’est plus légitime, suivant la formule a potiori fit denominatio, que de nommer la temporalité actuellement libérée temps originaire. Martineau: §65 (EtreTemps65)
L’analyse du caractère historial d’un outil encore sous-la-main n’a pas seulement reconduit au Dasein comme à l’historial primaire, mais elle a contribué à éveiller le doute quant à la question de savoir si la caractérisation temporelle de l’historial en général peut être primairement orientée sur l’être-dans-le-temps d’un sous-la-main. Ce n’est pas en reculant vers un passé de plus en plus éloigné que de l’étant devient « plus historial », de telle sorte que le plus ancien serait le plus proprement historial. Mais d’autre part, si l’écart « temporel » par rapport au maintenant et à l’aujourd’hui n’a lui non plus aucune signification constitutive (382) primaire pour l’historialité de l’étant proprement historial, ce n’est point parce que celui-ci n’est pas « dans le temps », est intemporel, mais parce qu’il existe de manière plus originairement temporelle que ne le peut jamais en son ESSENCE ontologique, un étant sous-la-main (périssant ou advenant) « dans le temps ». Martineau: §73 (EtreTemps73)
La résolution constitue la fidélité de l’exigence envers le Soi-même propre. En tant que résolution prête à l’angoisse, la fidélité est en même temps possible respect de l’unique autorité que puisse avoir un libre exister, c’est-à-dire des possibilités répétables de l’existence. Ce serait mécomprendre ontologiquement la résolution que d’imaginer qu’elle n’est effective en tant que « vécu » qu’aussi longtemps que « dure » l’« acte » de décision. Dans la résolution est contenue la stabilité existentielle qui, par ESSENCE, a déjà anticipé tout instant possible né d’elle. La résolution comme destin est la liberté pour le sacrifice, tel qu’il peut être exigé par la situation, d’une décision déterminée. Par-là, la continuité de l’existence n’est point interrompue, mais au contraire justement avérée dans l’instant. La continuité ne se forme pas d’abord par et à partir de l’ajointement d’« instants », mais ceux-ci naissent au contraire de la temporalité déjà é-tendue de la répétition en tant qu’étant-été de façon avenante. Martineau: §75 (EtreTemps75)
Parce que le Dasein, par ESSENCE, existe en tant que jeté de manière échéante, il explicite son temps, en s’en préoccupant, selon la guise d’un calcul du temps. En celui-ci se temporalise la (412) « véritable » publication du temps, de telle sorte qu’il faut dire que l’être-jeté du Dasein est le fondement permettant qu’« il y ait » publiquement du temps. Afin d’assurer à la monstration de l’origine du temps public à partir de la temporalité factice toute son intelligibilité possible, nous étions tenus de caractériser d’abord en général le temps explicité dans la temporalité de la préoccupation, ne serait-ce que pour mettre en évidence que l’ESSENCE de la préoccupation du temps ne réside pas dans l’application de déterminations numériques lors de la datation. Martineau: §80 (EtreTemps80)
L’histoire, qui est essentiellement histoire de l’esprit, se déroule « dans le temps ». Donc, « le développement de l’histoire tombe dans le temps » (NA: HEGEL, Die Vernunft in der Geschichte. Einleitung in die Philosophie der Weltgeschichte (NT: La raison dans l’histoire, Introduction à la philosophie de l’histoire universelle), éd. G. Lasson, 1917, p. 133.). Hegel, cependant, ne se contente point de poser l’intratemporalité de l’esprit comme un fait, mais il cherche à comprendre la possibilité que l’esprit tombe dans le temps, lequel est « le sensible non-sensible » (NA: Ibid.). Le temps doit pour ainsi dire pouvoir accueillir l’esprit qui, à son tour, doit être apparenté au temps et à son ESSENCE. Par suite, il convient ici d’élucider les deux points suivants : 1. Comment Hegel délimite-t-il l’ESSENCE du temps ? 2. Qu’est-ce qui, dans l’ESSENCE de l’esprit, lui donne la possibilité « de tomber dans le temps » ? La réponse à ces deux questions servira simplement à préciser, par contraste avec celle de Hegel, l’interprétation précédente du Dasein comme temporalité. Elle n’élève aucune prétention à traiter, ne serait-ce qu’avec une complétude seulement relative, la multiplicité de problèmes qui, chez Hegel justement, leur sont liés, et cela d’autant moins que son intention n’est nullement de « critiquer » Hegel. Si une dissociation de l’idée de la temporalité qui a été exposée par rapport au concept hegélien du temps s’impose, c’est parce que ce concept représente l’élaboration conceptuelle la plus radicale – et qui plus est trop peu remarquée – de la compréhension vulgaire du temps. Martineau: §82 (EtreTemps82)
Ce nier de la négation est tout uniment l’« inquiétude absolue » de l’esprit et son auto-manifestation, qui appartient à son ESSENCE. Le « progresser » de l’esprit se réalisant dans l’histoire contient en soi un « principe d’exclusion » (NA: Cf. Hegel, Die Vernunft in der Geschichte, éd. citée, p. 130.). Celle-ci, cependant, ne devient pas un rejet de ce qui est exclu, mais son surmontement. Le se-libérer qui surmonte et en même temps supporte, soutient, caractérise la liberté de l’esprit. Le « progrès », par suite, ne signifie jamais un plus simplement quantitatif, mais il est essentiellement qualitatif, et cela selon la qualité de l’esprit. Le « progresser » est su, et il se sait dans son but. En toute étape de son « progrès », l’esprit a à se « surmonter » soi-même comme l’obstacle véritablement hostile à sa finalité (NA: Id., p. 132.). Le but du développement de l’esprit est « d’atteindre son concept propre » (NA: Ibid.). Le développement lui-même est « un combat dur, infini contre soi-même » (NA: Ibid.). Martineau: §82 (EtreTemps82)
Comme l’inquiétude du développement de l’esprit se portant à son concept est la négation de la négation, il lui demeure conforme, tandis qu’il se réalise, de tomber « dans le temps » comme dans la négation immédiate de la négation. Car « le temps est le concept lui-même qui est là et se représente à la conscience comme intuition vide ; c’est pourquoi l’esprit apparaît nécessairement dans le temps, et il apparaît dans le temps aussi longtemps qu’il ne saisit pas son concept pur, c’est-à-dire n’élimine pas le temps. (Le temps) est le pur Soi-même extérieur, intuitionné par le Soi-même, non pas saisi, le concept seulement intuitionné » (NA: Cf. Phänomenologie des Geistes, dans Werke, t. II, 1832, p. 604 (NT: trad. fr. J. Hyppolite, t. II, 1941, p. 305)). Ainsi l’esprit apparaît-il nécessairement, de par son ESSENCE, dans le temps. « L’histoire du monde est donc en général l’explicitation de l’esprit dans le temps, tout comme l’idée s’explicite comme nature dans l’espace » (NA: Cf. Die Vernuft in der Geschichte, éd. citée, p. 134.). L’« exclure » qui appartient au mouvement du développement abrite en soi une relation au non-être. C’est le temps, compris à partir du maintenant qui se « raidit ». Martineau: §82 (EtreTemps82)
La personne n’est pas une chose, n’est pas une substance, n’est pas un objet. On (48) souligne ainsi ce que Husserl (NA: Cf. dans Logos, I, loc. Cit.) suggère, lorsqu’il exige pour l’unité de la personne une constitution essentiellement autre que pour les choses naturelles. Ce que Scheler dit de la personne, il le formule également à propos des actes : « Mais jamais un acte n’est aussi objet ; car il appartient à l’ESSENCE de l’être des actes de n’être vécus que dans l’accomplissement lui-même et d’être donnés (seulement) dans la réflexion » (NA: M. SCHELER, op. cit., p. 246). Les actes sont quelque chose de non-psychique. Il appartient à l’ESSENCE de la personne de n’exister que dans l’accomplissement des actes intentionnels, elle n’est donc essentiellement pas un objet. Toute objectivation psychique, donc toute saisie des actes comme quelque chose de psychique, est identique à une dépersonnalisation. La personne est toujours donnée comme ce qui accomplit des actes intentionnels qui sont liés par l’unité d’un sens. L’être psychique n’a donc rien à voir avec l’être-personne. Les actes sont accomplis, la personne est ce qui les accomplit. Mais quel est le sens ontologique de cet « accomplir », comment doit-on déterminer dans un sens ontologique positif le mode d’êtrêtre de la personne ? En fait, l’interrogation critique ne peut en rester là. Car ce qui est en question, c’est l’être de l’homme tout entier, tel qu’on a coutume de le saisir comme unité à la fois corporelle, psychique et spirituelle. Le corps, l’âme, l’esprit, ces termes peuvent à nouveau désigner des domaines phénoménaux que l’on peut prendre pour thèmes séparés de recherches déterminées ; dans certaines limites, l’indétermination ontologique de ces domaines peut rester sans importance. Cependant, dans la question de l’êtrêtre de l’homme, il est exclu d’obtenir celui-ci par la simple sommation des modes d’être – qui plus est encore en attente de détermination – du corps, de l’âme et de l’esprit. Même une tentative qui voudrait suivre une telle voie ontologique ne pourrait s’empêcher de présupposer une idée de l’être du tout. Ce qui cependant défigure et fourvoie la question fondamentale de l’être du Dasein, c’est l’orientation persistante sur l’anthropologie antico-chrétienne, dont même le personnalisme et la philosophie de la vie manquent d’apercevoir combien les fondements ontologiques en sont insuffisants. Cette anthropologie traditionnelle inclut : 1. La définition de l’homme : zoon logon echon interprétée comme : animal rationale, être vivant raisonnable. Mais le mode d’être du zoon est ici entendu au sens de l’être-sous-la-main et de la survenance. Quant au logos, il constitue un équipement de dignité supérieure, mais le mode d’être en demeure tout aussi obscur que celui de l’étant ainsi composé. 2. L’autre fil conducteur pour la détermination de l’être et de l’ESSENCE de l’homme est théologique : kai eipen ho theos : poesomen anthropon kat’ eikona hemeteran kai kath’ homoiosin (49), « faciamus hominem ad imaginem nostram et similitudinem » (NA: Genèse, I, 26.). C’est à partir de ce texte que l’anthropologie théologique chrétienne, reprenant en même temps à son compte la définition antique, élabore une interprétation de l’étant que nous appelons homme. Mais tout comme l’être de Dieu, de même, c’est avec les moyens de l’ontologie antique que l’être de l’ens finitum est interprété ontologiquement. Au cours des temps modernes, la définition chrétienne a été déthéologisée. Cependant l’idée de la « transcendance », selon laquelle l’homme est quelque chose qui tend à se dépasser soi-même, jette ses racines dans la dogmatique chrétienne, dont nul ne dira qu’elle se soit jamais fait un problème ontologique de l’être de l’homme. Cette idée de transcendance, d’après laquelle l’homme est plus qu’un être intelligent, a exercé son influence à travers diverses métamorphoses. On peut en illustrer la provenance par les citations suivantes : « His praeclaris dotibus excelluit prima hominis conditio, ut ratio, intelligentia, prudentia, judicium non modo ad terrenae vitae gubernationem suppeterent, sed quibus transcenderet usque ad Deum et aeternam felicitatem » (NA: CALVIN, Institutio, I, 15, §8.; (NT: Cf. le Handbuch, p 457-458. « Par ces dons admirables, le premier état de l’homme fut rendu si excellent que sa raison, son intelligence, sa prudence, son jugement ne s’appliquaient point seulement à la conduite de la vie terrestre, mais encore l’élevaient jusqu’à Dieu et à la félicité éternelle. »)). « Denn dass der Mensch sin ufsehen hat uf Gott und sin wort, zeigt er klarlich an, dass er nach siner natur etwas Gott näher anerborn, etwas mee nachschlägt, etwas zuzugs zu jm hat, das alles on zwyfel darus flüsst, dass er nach der bildnus Gottes geschaffen ist » (NA: ZWINGLI, Von der Klarheit des Wortes Gottes, dans Deusche Schriften, t. I, p. 56.; (NA: Cf., sur cette référence, le Handbuch, p. 488-490. BW traduisaient ainsi la citation : « Mais par cela que l’homme regarde vers le haut, vers Dieu et son Verbe, il manifeste clairement qu’il est par sa nature né fort proche de Dieu, qu’il lui ressemble, qu’il a quelque rapport à lui, toutes choses qui sans doute viennent de ceci qu’il a été créé à l’image de Dieu. »)). Martineau: §10 (EtreTemps10)
Même s’il était licite de déterminer d’abord ontologiquement l’être-à… à partir de l’être-au-monde connaissant, la tâche ne s’en imposerait pas moins en premier lieu de caractériser phénoménalement la connaissance comme un être-au-monde et pour le monde. Lorsque l’on réfléchit sur ce rapport d’être, est d’abord donné un étant, nommé nature, au titre de ce qui est connu. Or il est impossible de rencontrer le connaître lui-même à même cet étant. Si le connaître « est » en général, il appartient uniquement à l’étant qui connaît. Seulement, même dans cet étant, la chose-homme, le connaître n’est pas sous-la-main. En tout cas, il n’y est pas constatable extérieurement comme le sont par exemple des propriétés corporelles. Or si le connaître appartient à cet étant mais n’en est pas une propriété extérieure, il doit être « à l’intérieur ». Plus l’on établit univoquement que le connaître est d’abord et proprement « à l’intérieur » et qu’il n’a absolument rien du mode d’être d’un étant physique et psychique, et plus l’on croit progresser sans présupposés dans la question de l’ESSENCE de la connaissance et dans l’éclaircissement du rapport entre sujet et objet. Car c’est alors seulement que peut surgir un problème, c’est-à-dire la question de savoir comment ce sujet connaissant sort de sa « sphère » intérieure, comment il passe dans une sphère « autre et extérieure », comment le connaître peut en général avoir un objet, comment l’objet doit lui-même être pensé pour qu’en fin de compte le sujet le connaisse sans avoir besoin de risquer le saut dans une autre sphère. Mais, quelles que soient les multiples variantes de cette interrogation, toujours demeure tue la question du mode d’être de ce sujet connaissant dont pourtant l’on prend constamment et implicitement toujours déjà l’être pour thème lorsqu’on traite de son connaître. Sans doute, l’on assure à chaque fois que l’intérieur, la « sphère intérieure » du sujet n’est absolument pas pensée comme une « boîte » ou un « enclos ». Mais que signifie positivement l’« intérieur » de l’immanence où le connaître est de prime abord enfermé ? Comment le caractère d’être de cet « être-intérieur » du connaître se fonde-t-il dans le mode d’être du sujet ? Sur ces points, le silence règne. En fait, de quelque manière que cette sphère intérieure soit interprétée, dès l’instant qu’est posée la question de savoir comment le connaître peut réussir à en « sortir » et à conquérir une « transcendance », il apparaît avec éclat que l’on ne peut que trouver le (61) connaître problématique tant que l’on n’a point d’abord clarifié la modalité et l’ESSENCE de ce connaître si riche en énigmes. Martineau: §13 (EtreTemps13)
La constitution de cet être doit être dégagée. Mais dans la mesure où l’ESSENCE de cet étant est l’existence, la proposition existentiale : « le Dasein est son ouverture » signifie en même temps : l’être dont il y va pour cet étant en son être consiste à être son « Là ». Conformément à l’élan propre de l’analyse, il est donc besoin, en plus de la caractérisation de la constitution primaire de l’être de l’ouverture, d’une interprétation du mode d’être où cet étant est quotidiennement son là. Martineau: §28 (EtreTemps28)
S’il est vrai que le parler est constitutif de l’être du Là, c’est-à-dire de l’affection et du comprendre, et aussi que Dasein veut dire : être-au-monde, le Dasein comme être-à parlant s’est toujours déjà ex-primé. Le Dasein a la parole. Est-ce un hasard si les Grecs, dont l’exister quotidien s’était transporté de manière prépondérante dans le parler-l’un-avec-l’autre, et qui n’en avaient pas moins « des yeux pour voir », déterminèrent l’ESSENCE de l’homme, dans leur interprétation tant pré-philosophique que philosophique du Dasein, comme zoon logon echon ? L’interprétation postérieure de cette définition de l’homme au sens de l’animal rationale, de l’« être vivant raisonnable », n’est certes point « fausse », mais elle recouvre le sol phénoménal où cette définition du Dasein avait été puisée. L’homme se montre comme un étant qui parle. Cela ne signifie pas qu’il a en propre la possibilité de l’ébruitement vocal, mais que cet étant est selon la guise de la découverte du monde et du Dasein lui-même. Les Grecs n’ont pas de mot pour la Sprache (parole, langue), ils comprirent « de prime abord » ce phénomène au sens du parler. Toutefois, comme c’est le logos, lui-même interprété surtout comme énoncé, qui vint sous le regard pour la méditation philosophique, l’élaboration des structures fondamentales des formes et des éléments du parler s’accomplit au fil conducteur de ce logos. La grammaire chercha ses fondements dans la « logique » de ce logos. Mais celle-ci se fonde dans l’ontologie du sous-la-main. La donnée fondamentale, passée dans la linguistique postérieure, et encore absolument décisive aujourd’hui, des « catégories de significations » est orientée sur le parler comme énoncé. Si l’on prend en revanche ce phénomène dans toute l’originarité et l’ampleur fondamentales d’un existential, alors il résulte de là la nécessité d’un déplacement de la science du langage sur des fondements ontologiquement plus originaires. La tâche de libérer la grammaire de la logique requiert préalablement une compréhension positive des structures fondamentales (166) aprioriques du parler en général en tant qu’existential, elle ne saurait être exécutée après coup au moyen d’améliorations et de compléments apportés à la tradition. Dans cette perspective, il s’impose de s’enquérir des formes fondamentales d’une articulation significative possible du compréhensible en général, et non pas seulement de l’étant intramondain tel qu’il est connu dans une considération théorique et exprimé dans des propositions. La doctrine de la signification ne saurait résulter spontanément d’une comparaison, si vaste soit-elle, de langues aussi nombreuses et éloignées que possible ; et pas davantage ne suffit-il, pour la constituer, de faire sien par exemple l’horizon philosophique à l’intérieur duquel W.v. Humboldt a posé le problème de la langue. La doctrine de la signification est enracinée dans l’ontologie du Dasein. Sa promotion ou son dépérissement dépendent des destinées de celle-ci (NA: Sur la doctrine de la signification, cf. E. HUSSERL, Recherches logiques, éd citée, t. II, Recherches I et IV à VI, puis le traitement plus radical de cette problématique dans Ideen, t. I, §§123 sq., p. 255 sq.). Martineau: §34 (EtreTemps34)
Certes, il appartient à l’ESSENCE de toute affection d’ouvrir à chaque fois l’être-au-monde plein selon tous ses moments constitutifs (monde, être-à, Soi-même). Néanmoins, s’il (191) y a dans l’angoisse la possibilité d’un ouvrir privilégié, c’est parce que l’angoisse isole. Cet isolement ramène le Dasein de son échéance et lui rend l’authenticité et l’inauthenticité manifestes en tant que possibilités de son être. Ces possibilités fondamentales du Dasein qui est à chaqchaque fois mien se montrent dans l’angoisse comme en elles-mêmes – non dissimulées par l’étant intramondain auquel le Dasein s’attache de prime abord et le plus souvent. Martineau: §40 (EtreTemps40)
La preuve de l’« existence des choses hors de moi » s’appuie sur le fait que le changement et la permanence appartiennent cooriginairement à l’ESSENCE du temps. Mon être-sous-la-main, c’est-à-dire l’être-sous-la-main, donné dans le sens interne, d’une multiplicité de représentations, est un change (Wechsel) sous-la-main. Or une déterminité temporelle présuppose quelque chose de sous-la-main de façon permanente. Mais ce sous-la-main permanent ne peut pas être « en nous », « car précisément mon existence dans le temps ne peut être tout d’abord déterminée que par ce permanent » (NA: Ibid.) . Avec le change sous-la-main empiriquement posé « en moi » est donc nécessairement co-posé empiriquement un (204) sous-la-main permanent « en dehors de moi ». Ce permanent est la condition de possibilité de l’être-sous-la-main d’un change « en moi ». L’expérience de l’être-dans-le-temps de représentations suppose cooriginairement du changeant « en moi » et du permanent « hors de moi ». Martineau: §43 (EtreTemps43)
Trois thèses caractérisent la conception traditionnelle de l’ESSENCE de la vérité et l’opinion qu’on se fait de sa définition première : 1. Le « lieu » de la vérité est l’énoncé (le jugement) ; 2. l’ESSENCE de la vérité réside dans l’« accord » du jugement avec son objet ; 3. Aristote, le père de la logique, aurait lui aussi assigné la vérité au jugement comme à son lieu originaire, et il aurait lui aussi mis en circulation la définition de la vérité comme « accord ». Martineau: §44 (EtreTemps44)
Aristote dit : pathemata tes psyches ton pragmaton homoiomata (NA: ARISTOTE, De Interpretatione, 1, 16 a 6.), les « vécus » de l’âme, les noemata (représentations) sont des as-similations aux choses. Cet énoncé qu’Aristote ne donne nullement pour une définition d’ESSENCE expresse de la vérité, a fourni son occasion à l’élaboration de la définition ultérieure de l’ESSENCE de la vérité comme adaequatio intellectus et rei. Thomas d’Aquin (NA: Quaestiones disputatae de Veritate, q. 1, a. 1.), qui renvoie à propos de cette définition à Avicenne, qui l’avait à son tour reçu du Livre des Définitions d’Isaac Israëli (Xème siècle), utilise aussi, au lieu de adaequatio (as-similation, ad-équation), les termes correspondentia (correspondance) et convenientia (con-venance, convergence). Martineau: §44 (EtreTemps44)
La vérité (être-découvert) doit toujours d’abord être arrachée à l’étant. L’étant est arraché au retrait. À chaque fois, la découverte factice est pour ainsi dire toujours un rapt. Est-ce un effet du hasard si les Grecs s’expriment sur l’ESSENCE de la vérité à l’aide d’une expression privative (a-letheia) ? Dans un tel mode d’expression du Dasein, est-ce que ne s’annonce pas une compréhension d’être originaire de lui-même – la compréhension, fût-elle même seulement préontologique, du fait que l’être-dans-la-non-vérité constitue une détermination essentielle de l’être-au-monde ? Martineau: §44 (EtreTemps44)
Ainsi donc, dans le traitement de la question de l’être de la vérité et de la nécessité de sa présupposition comme dans celui de la question de l’ESSENCE de la question, un « sujet idéal » est en général posé. Le motif, explicite ou non, s’en trouve dans l’exigence légitime – à condition cependant d’être ontologiquement légitimée – que la philosophie ait pour thème l’« a priori » et non pas des « faits empiriques » en tant que tels. Et pourtant, la position d’un « sujet idéal » satisfait-elle à cette exigence ? Ne s’agit-il pas d’un sujet fantastiquement idéalisé ? Avec le concept d’un tel sujet, l’a priori du seul sujet « factuel », à savoir le Dasein, n’est-il pas manqué ? Est-ce qu’à l’a priori du sujet factice, c’est-à-dire à la facticité du Dasein n’appartient pas la déterminité d’être cooriginairement dans la vérité et la non-vérité ? Martineau: §44 (EtreTemps44)
Qu’est-ce qui a été conquis par l’analyse préparatoire du Dasein, et qu’est-ce qui est cherché ? Nous avons trouvé la constitution fondamentale de l’étant thématique, c’est-à-dire l’être-au-monde, dont les structures essentielles trouvent leur centre dans l’ouverture. La totalité de ce tout structurel s’est dévoilé comme souci. C’est dans le souci qu’est enclos l’être du Dasein. L’analyse de cet être a pris pour fil conducteur ce qui avait été déterminé anticipativement comme l’ESSENCE du Dasein – l’existence (NA: Cf. supra, §9, p. (41) sq.). Formellement, ce titre signifie ceci : le Dasein est en tant que ce pouvoir-être compréhensif pour lequel en son être il y va de cet être même. L’étant qui est ainsi, je le suis à chaque fois moi-même. L’élaboration du phénomène du souci nous a procuré un aperçu dans la constitution concrète de l’existence, c’est-à-dire dans le rapport qui l’unit cooriginairement avec la facticité et l’échéance du Dasein. Martineau: §45 (EtreTemps45)
Et qu’en est-il maintenant de la pré-acquisition de la situation herméneutique antérieure ? Quand et comment l’analyse existentiale s’est-elle assurée qu’en prenant son départ dans la quotidienneté, c’était tout le Dasein – cet étant depuis son « commencement » jusqu’à son « terme » – qu’elle pliait au regard phénoménologique thématisant ? Sans doute il a été affirmé que le souci est la totalité du tout structurel de la constitution du Dasein (NA: Cf. supra, §41, p. (191) sq.). Mais l’amorçage de l’interprétation n’implique-t-il pas déjà le renoncement à la possibilité de porter au regard le Dasein en totalité ? La quotidienneté est bien justement l’être « entre » naissance et mort. Si l’existence détermine l’être du Dasein et si l’ESSENCE de l’existence est co-constituée par le pouvoir-être, alors il faut que le Dasein, aussi longtemps qu’il existe, en pouvant-être, à chaque fois ne soit pas encore quelque chose. L’étant dont l’existence constitue l’ESSENCE répugne essentiellement à sa saisie possible comme étant total. Non seulement la situation herméneutique ne s’est pas jusqu’ici assurée de l’« acquisition » de tout cet étant, mais la question se pose même de savoir si cette acquisition peut en général être atteinte, et si au contraire une interprétation ontologique originaire du Dasein n’est pas condamnée à échouer – sur le mode d’êtrêtre de l’étaétant thématique lui-même. Martineau: §45 (EtreTemps45)
Au souci, tel qu’il forme la totalité du tout structurel du Dasein, répugne manifestement, conformément à son sens ontologique, un être-tout possible de cet étant. Car le moment primaire du souci, le « en-avant-de-soi », signifie bel et bien que le Dasein existe à chaque fois en-vue-de-soi-même. « Aussi longtemps qu’il est », jusqu’à sa fin, le Dasein se rapporte à son pouvoir-être. Même lorsque, existant encore, il n’a plus rien « devant soi », qu’il a « soldé son compte », son être est encore déterminé par le « en-avant-de-soi ». Le désespoir, par exemple, n’arrache pas le Dasein à ses possibilités, et l’attitude sans illusions de celui qui est « prêt à tout » n’abrite pas moins en elle le « en-avant-de-soi ». Ainsi, ce moment structurel du souci indique sans équivoque qu’il y a encore dans le Dasein un excédent, quelque chose qui, en tant que pouvoir-être de lui-même, n’est pas encore devenu « effectif ». Dans l’ESSENCE de la constitution fondamentale du Dasein, il y a donc un constant inachèvement. La non-totalité signifie un excédent du pouvoir-être. Martineau: §46 (EtreTemps46)
À cette étude biologico-ontique de la mort, une problématique ontologique est sous-jacente. Il reste à demander comment, à partir de l’ESSENCE ontologique de la vie, se détermine (247) celle de la mort. Dans une certaine mesure, l’investigation ontique de la mort a toujours déjà tranché ce point. Des préconceptions plus ou moins clarifiées de la vie et de la mort y sont à l’oeuvre. Elles ont besoin d’être pré-dessinées par l’ontologie du Dasein. En outre, à l’intérieur même de cette ontologie du Dasein préordonnée à une ontologie de la vie, l’analytique existentiale de la mort est à son tour subordonnée à une caractérisation de la constitution fondamentale du Dasein. Nous avons nommé le finir de l’être vivant le périr. Or s’il est vrai que le Dasein « a » sa mort physiologique, biologique – non point ontiquement isolée, certes, mais codéterminée par son mode d’être originaire -, qu’il peut même finir sans à proprement parler mourir, et s’il est vrai, d’un autre côté, que le Dasein en tant que tel ne périt jamais simplement, nous caractériserons ce phénomène intermédiaire par le terme de décéder, le verbe mourir étant au contraire réservé à la guise d’être en laquelle le Dasein est pour sa mort. En conséquence de quoi, nous devons dire : le Dasein ne périt jamais, mais il ne peut décéder qu’aussi longtemps qu’il meurt. L’étude biologico-médicale du décéder est en mesure de dégager des résultats qui peuvent également posséder une signification ontologique, à condition du moins que soit assurée l’orientation fondamentale pour une interprétation existentiale de la mort. À moins que nous ne devions concevoir la maladie et la mort – même envisagées médicalement – primairement comme des phénomènes existentiaux ? Martineau: §49 (EtreTemps49)
D’un autre côté, l’analyse ne peut s’en tenir à une idée de la mort fortuitement et arbitrairement forgée. Un tel arbitraire, du reste, ne peut être réfréné que par la caractérisation ontologique préalable du mode d’être où la « fin » s’engage dans la quotidienneté médiocre du Dasein. Pour cela, il est besoin d’une évocation complète des structures, plus haut dégagées, de la quotidienneté. Que dans une analyse existentiale de la mort des possibilités existentielles de l’être pour la mort soient du même coup suggérées, cela est inhérent à l’ESSENCE de toute recherche ontologique. La nécessité n’en devient que plus forte que la détermination conceptuelle existentiale s’accompagne d’une absence d’obligation existentielle, et cela est spécialement vrai dans le cas de la mort, où le caractère de possibilité (249) du Dasein se laisse dévoiler avec la plus grande acuité. Tout ce à quoi vise la problématique existentiale, c’est à dégager la structure ontologique de l’être pour la fin du Dasein (NA: L’anthropologie élaborée dans la théologie chrétienne a toujours déjà – depuis PAUL jusqu’à la meditatio futurae vitae de CALVIN – coaperçu la mort dans l’interprétation de la « vie ». – W. DILTHEY, dont les tendances philosophiques propres étaient dirigées vers une ontologie de la « vie », ne pouvait manquer de discerner sa liaison avec la mort. « Le rapport qui détermine le plus profondément et universellement le sentiment de notre Dasein est celui de la vie à la mort ; car la limitation de notre existence par la mort est toujours décisive pour notre compréhension et notre appréciation de la vie. » Das Erlebnis und die Dichtung (Vécu et poésie), 5ème éd., p. 230. Récemment, G. SIMMEL, a lui aussi fait expressément entrer le phénomène de la mort dans la détermination de la « vie », mais bien entendu sans clairement dissocier problématique biologico-ontique et problématique ontologico-existentiale. Cf. Lebensanschauung, Vier metaphysische Kapitel (L’intuition de la vie, Quatre chapitres métaphysiques), 1918, p. 99-153. – Pour la présente enquête, il convient avant tout de comparer K. Jaspers, Psychologie der Weltanschauungen (Psychologie des conceptions du monde), 3ème éd., 1925, p. 229 sq., notamment p. 259-270. Jaspers saisit la mort au fil conducteur du phénomène – par lui dégagé – de la « situation-limite », dont la signification fondamentale dépasse toute typologie des « dispositions » et des « conceptions du monde ». Martineau: §49 (EtreTemps49)
Et pourtant, le sens ontologique de la néantité de cette nullité existentiale ne laisse pas de rester obscur, et cela ne vaut pas moins de l’ESSENCE ontologique du ne-pas en général. Martineau: §58 (EtreTemps58)
Certes nous avions montré, dès notre analyse de la structure du comprendre en général, que ce qui est couramment blâmé sous le titre impropre de « cercle » appartient en réalité à l’ESSENCE et au privilège du comprendre lui-même (NA: Cf. supra, §32, p. (152) sq.). Néanmoins, la recherche se doit désormais, dans la perspective de la clarification de la situation herméneutique de la problématique fondamental-ontologique, d’en revenir explicitement à l’« argument du cercle » en effet, « l’objection du cercle » opposée à l’interprétation existentiale veut dire ceci : l’idée de l’existence et de l’être en général est « présupposée », et c’est « d’après » elle que le Dasein est interprété, afin d’obtenir par là l’idée de l’être. Seulement, que veut dire « présupposer » ? Est-ce qu’avec cette idée de l’existence une proposition de base est posée, à partir de laquelle nous déduirions, conformément aux règles formelles du raisonnement, d’autres propositions relatives à l’être du Dasein ? Ou bien ce pré-supposer n’a-t-il pas plutôt le caractère du projeter compréhensif, de telle sorte que l’interprétation qui configure ce (315) comprendre donne justement pour la première fois la parole à l’étant à expliciter lui-même, afin qu’il décide de lui-même s’il fournira, en tant que cet étant, la constitution d’être en direction de laquelle il fut ouvert, de manière formelle-indicative, dans le projet ? Un étant peut-il en général venir autrement à la parole quant à son être ? S’il est impossible d’« éviter », dans l’analytique existentiale, un « cercle » dans la preuve, c’est parce qu’elle ne prouve absolument pas d’après les règles de la « logique de la conséquence ». Ce que l’entendement, s’imaginant ainsi satisfaire à la suprême rigueur de la recherche scientifique, souhaite éliminer en évitant le « cercle », n’est rien moins que la structure fondamentale du souci. Originairement constitué par celui-ci, le Dasein est à chaque fois déjà en-avant-de-soi-même. Étant, il s’est à chaque fois déjà projeté vers des possibilités déterminées de son existence, et, dans de tels projets existentiels, il a déjà co-projeté préontologiquement quelque chose comme l’existence et l’être. Est-il alors possible de refuser ce projeter essentiel au Dasein à la recherche qui, étant comme toute recherche elle-même un mode d’être du Dasein ouvrant, cherche à configurer et à porter au concept la compréhension d’être qui appartient à l’existence ? Martineau: §63 (EtreTemps63)
Le mode de temporalisation du « ré-sulter » du présent se fonde dans l’ESSENCE de la temporalité, qui est finie. Jeté dans l’être pour la mort, le Dasein fuit de prime abord et le plus souvent devant cet être-jeté dévoilé de manière plus ou moins expresse. Le présent ré-sulte de son avenir et de son être-été authentiques, pour ne faire advenir le Dasein à l’existence authentique qu’au prix d’un détour par soi. L’origine du « ré-sulter » du présent, c’est-à-dire de l’échéance dans la perte, est la temporalité originaire, authentique elle-même, qui rend possible l’être jeté pour la mort. Martineau: §68 (EtreTemps68)
Si c’est à partir de la temporalité, et, plus originairement encore, à partir de la temporalité authentique que l’historialité doit elle-même être mise au jour, alors l’ESSENCE même d’une telle tâche implique qu’elle ne puisse être exécutée qu’au moyen d’une (376) construction phénoménologique (NA: Cf. supra, §63, p. (310) sq.). La constitution ontologico-existentiale de l’historialité doit nécessairement être conquise contre l’explicitation vulgaire et recouvrante de l’histoire du Dasein. La construction existentiale de l’historialité trouve des points d’appui déterminés dans la compréhension vulgaire du Dasein, et un guide dans les structures existentiales conquises jusqu’ici. Martineau: §72 (EtreTemps72)
Notre but prochain est de trouver le point d’amorçage pour la question originaire de l’ESSENCE de l’histoire, c’est-à-dire pour la construction existentiale de l’historialité. Ce point nous est marqué par ce qui est originairement historial. La méditation commencera donc par caractériser ce qui est désigné dans l’explicitation vulgaire du Dasein par les expressions « plurivoques » d’« histoire » et d’« historique ». Martineau: §73 (EtreTemps73)
Le Dasein quotidien est dispersé dans la multiplicité de ce qui « se passe » chaque jour. Les occasions, les circonstances auxquelles la préoccupation s’attend d’entrée de jeu (390) « tactiquement » produisent le « destin ». C’est seulement à partir de la préoccupation que le Dasein existant inauthentiquement se forme une histoire. Et comme il doit alors, assiégé qu’il est par ses « affaires » se reprendre hors de la dispersion et de l’incohérence de ce qui «se passe » dans le moment même s’il veut advenir à lui-même, c’est seulement de l’horizon de compréhension de l’historialité inauthentique que naît en général la question de la formation possible d’un « enchaînement » du Dasein, celui-ci étant pris au sens des vécus « également » sous-la-main du sujet. La possibilité de la domination de cet horizon de questionnement se fonde dans l’ir-résolution qui constitue l’ESSENCE de l’in-stabilité du Soi-même. Martineau: §75 (EtreTemps75)
Le « temps public » se révèle être le temps « où » de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main intramondain fait encontre. Ce qui prescrit de nommer cet étant qui n’est pas à la mesure du Dasein de l’étant intratemporel. L’interprétation de l’intratemporalité procure un aperçu plus originaire dans l’ESSENCE du « temps public » et rend en même temps possible la délimitation de son « être ». Martineau: §80 (EtreTemps80)
« Le temps, en tant que l’unité négative de l’extériorité, est également un purement-et-simplement abstrait, idéel. – Il est l’être qui, tandis qu’il est, n’est pas, et, tandis qu’il n’est pas, est : le devenir intuitionné ; ce qui veut dire que les différences, qui sont certes purement-et-simplement momentanées, se supprimant immédiatement, sont déterminées comme extérieures, mais extérieures à elles-mêmes » (NA: Id., §258.). Le temps se dévoile à cette explicitation comme le « devenir intuitionné ». Ce dernier, suivant Hegel, signifie un passage de l’être au (431) rien, ou du rien à l’être (NA: Cf. HEGEL, Wissenschaft der Logik, Livre I, section 1, chapitre 1, éd. G. Lasson, 1923, t. I, p. 66 sq. (NT: Cf. Science de la Logique, trad. fr. P.J. Labarrière et G. Jarczick, t. I (texte de 1812), 1972, p. 57 sq.)). Le devenir est aussi bien naître que périr. L’être – ou le non-être – « passe ». Or qu’est-ce que cela signifie par rapport au temps L’être du temps est le maintenant ; mais dans la mesure où tout maintenant n’est plus « maintenant » ou n’est pas encore « maintenant », il peut être également saisi comme non-être. Le temps est le devenir « intuitionné », c’est-à-dire le passage qui n’est pas pensé, mais s’offre purement et simplement dans la suite des maintenant. Si l’ESSENCE du temps est déterminée comme « devenir intuitionné », alors il se révèle du même coup que le temps est primairement compris à partir du maintenant, et cela tel qu’il est trouvable par le pur intuitionner. Martineau: §82 (EtreTemps82)
Si Hegel appelle le temps le « devenir intuitionné », c’est donc que ni le naître ni le périr n’ont en lui de primauté. Néanmoins, il caractérise à l’occasion le temps comme l’« abstraction du consumer », portant ainsi l’expérience et l’explicitation vulgaires du temps à leur formulation la plus radicale (NA: Id., §258, addition.). D’un autre côté, Hegel est suffisamment conséquent pour ne point accorder, dans la définition proprement dite du temps, au consumer et au périr cette primauté qui, pourtant, est maintenue à bon droit dans l’expérience quotidienne du temps ; car (432) cette primauté, il serait tout aussi peu en mesure de la fonder dialectiquement que la « circonstance » – produite par lui comme une « évidence » – selon laquelle, dans le se-poser-pour-soi du point, c’est justement le maintenant qui surgit. Et ainsi Hegel, même dans sa caractérisation du temps comme devenir, comprend celui-ci dans un sens « abstrait » qui va encore au-delà de la représentation du « flux » du temps. L’expression la plus adéquate de la conception hegélienne du temps réside par conséquent dans la détermination du temps comme négation de la négation (c’est-à-dire la ponctualité). Ici, la séquence des maintenant est formalisée à l’extrême et nivelée de façon insurpassable (NA: De la primauté du maintenant nivelé, il appert que la détermination conceptuelle du temps par Hegel suit elle aussi la tendance de la compréhension vulgaire du temps, c’est-à-dire en même temps du concept traditionnel du temps. Il est possible de montrer que le concept hegélien du temps est même directement puisé dans la Physique d’Aristote. En effet, dans la Logique d’Iéna (cf. l’éd. G. Lasson, 1923), qui fut esquissée au temps de l’habilitation de Hegel, l’analyse du temps de l’Encyclopédie est déjà configurée en tous ses éléments essentiels. Or la section qu’elle consacre au temps (p. 202 sq.) se révèle même à l’examen le plus sommaire comme une paraphrase du traité aristotélicien du temps. Hegel, dès sa Logique d’Iéna, développe sa conception du temps dans le cadre de la philosophie de la nature (p. 186), dont la première partie est intitulée : « Système du Soleil » (p. 195). C’est en annexe à une détermination conceptuelle de l’éther et du mouvement que Hegel élucide le concept de temps. (L’analyse de l’espace, en revanche, est encore subordonnée à celle du temps.). Bien que la dialectique perce déjà, elle n’a pas encore ici la forme rigide, schématique qu’elle prendra plus tard, mais rend encore possible une compréhension souple des phénomènes. Sur le chemin qui conduit de Kant au système élaboré de Hegel s’accomplit une fois encore une percée décisive de l’ontologie et de la logique aristotéliciennes. Ce fait, sans doute, est depuis longtemps bien connu ; et pourtant les voies, les modalités et les limites de cette influence demeurent aujourd’hui encore tout aussi obscures. Une interprétation philosophique comparative concrète de la Logique d’Iéna de Hegel et de la Physique et de la Métaphysique d’Aristote apportera une lumière nouvelle. Pour éclairer notre méditation ci-dessus, quelques indications grossières peuvent ici nous suffire : Aristote voit l’ESSENCE du temps dans le nun, Hegel dans le maintenant. A. saisit le nun, comme horos, Hegel le maintenant comme « limite ». A. comprend le nun, comme stigme. H. interprète le maintenant comme point. A. caractérise le nun comme tode ti. H. appelle le maintenant le « ceci absolu ». A., en conformité à la tradition, met en relation le chronos avec la sphaira, Hegel met l’accent sur le « cours circulaire » du temps. À Hegel, bien entendu, échappe la tendance centrale de l’analyse aristotélicienne du temps, qui est de mettre à découvert entre nun, horos, stigme, tode ti une connexion de dérivation (akolouthein). – Quelles que soient les différences qui l’en séparent dans le mode de justification, la conception de Bergson s’accorde quant à son résultat avec la thèse de Hegel : l’espace « est » temps. Simplement, Bergson dit à l’inverse : le temps est espace. Du reste, la conception bergsonienne du temps provient elle aussi manifestement d’une interprétation du traité aristotélicien du temps. Ce n’est pas simplement une concomitance littéraire extérieure si, en même temps que l’Essai de Bergson sur les données immédiate de la conscience, où est exposé le problème du « temps » et de la « durée », parut un autre essai du même intitulé : Quid Aristoteles de loco senserit. En référence à la détermination aristotélicienne du temps comme arithmos kineseos Bergson fait précéder l’analyse du temps d’une analyse du nombre. Le temps comme espace (cf. Essai, p. 69) est succession quantitative. Par opposition à ce concept du temps, la durée est décrite comme succession qualitative. Ce n’est pas ici le lieu d’engager un débat critique avec le concept bergsonien du temps et les autres conceptions actuelles du temps. Indiquons seulement que, si ces analyses ont en général conquis quelque chose d’essentiel par rapport à Aristote et à Kant, ce gain concerne davantage la saisie du temps et la « conscience du temps ». – Cela dit, nos indications au sujet de la connexion directe qui existe entre le concept hegélien du temps et l’analyse aristotélicienne du temps n’a point pour but d’attribuer à Hegel une « dépendance », mais d’attirer l’attention sur la portée ontologique fondamentale de cette filiation pour la logique hegélienne. – Sur « Aristote et Hegel », v. aussi l’essai ainsi intitulé de N. HARTMANN dans les « Beiträge zur philosophie des deutschen Idealismus », t. III, 1923, p. 1-36.). C’est seulement à partir de ce concept formel-dialectique du temps que Hegel peut établir une connexion entre temps et esprit. Martineau: §82 (EtreTemps82)
Comment maintenant l’esprit est-il lui-même compris pour qu’il puisse être dit qu’il lui est conforme, dans sa réalisation, de tomber dans le temps déterminé comme négation de la négation ? L’ESSENCE de l’esprit est le concept. Par ce terme, Hegel n’entend pas l’universel intuitionné d’un genre comme forme d’un pensé, mais la forme de la pensée se pensant elle-même : c’est le se-concevoir – en tant que saisie du non-Moi. Dans la mesure où le saisir du non-Moi représente un différencier, il y a dans le concept pur comme saisie de ce différencier un différencier de la différence. C’est pourquoi Hegel peut déterminer l’ESSENCE de l’esprit de manière formelle-apophantique comme négation de la négation. Cette « négativité absolue » offre l’interprétation logiquement formalisée du cogito cogitare rem où Descartes voit l’ESSENCE de la conscientia. Martineau: §82 (EtreTemps82)