La primauté ontico-ontologique qui a été attribuée au Dasein pourrait favoriser l’opinion selon laquelle cet étant devrait aussi et nécessairement être la donnée ontico-ontologiquement première, non pas simplement au sens d’une saisissabilité « immédiate » de l’étant lui-même, mais également du point de vue d’une prédonation tout aussi « immédiate » de son mode d’être. Certes, ontiquement, le Dasein n’est pas seulement proche, ou même le plus proche – mais nous le sommes même nous-mêmes. Néanmoins, ou plutôt pour cette raison même, il est ontologiquement le plus lointain. Sans doute il appartient à son être le plus propre d’avoir de cet être une compréhension, et de se tenir toujours déjà dans une certaine explicitation de son être. Toutefois, cela ne revient nullement à dire que cette explicitation préontologique prochaine de son être propre puisse être prise pour fil conducteur adéquat, comme si cette compréhension d’être devait nécessairement jaillir d’une méditation thématiquement ontologique sur sa constitution d’être la plus propre. Bien plutôt le Dasein a-t-il, conformément au mode d’être qui lui appartient, la tendance à comprendre son être propre à partir de l’étant par rapport auquel il se rapporte essentiellement de façon constante et immédiate – à partir du « monde ». Dans le Dasein lui-même, donc dans sa propre (16) compréhension d’être, il y a ce que nous mettrons en lumière comme réflection ontologique de la compréhension du monde sur l’explicitation du Dasein. EtreTemps5
Le monde n’est pas lui-même un étant intramondain, et pourtant il détermine cet étant à tel point qu’il ne peut faire encontre (begegnen) et, en tant qu’étant découvert, se montrer en son être que pour autant qu’il « y a » monde. Mais comment « y a-t-il » monde ? Si le Dasein est constitué ontiquement par l’être-au-monde (In-der-Welt-sein) et si une compréhension d’être de son Soi-même appartient – si indéterminée soit-elle – tout aussi essentiellement à son être, n’a-t-il pas alors une compréhension du monde, une compréhension préontologique, laquelle se passe certes et peut se passer d’aperçus ontologiques explicites ? Est-ce que quelque chose comme le monde ne se manifeste pas à l’être-au-monde (In-der-Welt-sein) préoccupé en même temps que l’étant rencontré à l’intérieur du monde, c’est-à-dire que son intramondanéité (Weltlichkeit) ? Ce phénomène ne vient-il pas sous un regard préphénoménologique, et ne se tient-il pas toujours déjà sous un tel regard sans exiger une interprétation thématiquement ontologique ? Le Dasein, au sein même de son identification préoccupée avec l’outil (Zeug) à-portée-de-la-main, n’a-t-il pas une possibilité d’être d’après laquelle, en même temps que l’étant intramondain dont il se préoccupe, la mondanéité (Weltlichkeit) même de cet étant luit (NT: « Luire » (aufleuchten) : ce mot, lui non plus, n’est pas métaphorique, comme le montrera son emploi ultérieur au sein du présent paragraphe, p. (75)) d’une certaine manière à ses yeux ? EtreTemps16
Ce rôle prééminent que les signes, au sein de la préoccupation (Besorgen) quotidienne (alltäglich), jouent dans la compréhension du monde, on pourrait être tenté de l’illustrer à partir de l’emploi abondant que le Dasein primitif fait de « signes », par exemple de fétiches et de sorts. Assurément l’institution de signes qui est à la base d’un tel emploi ne s’accomplit point dans une intention théorique, ni par le moyen d’une spéculation théorique. L’emploi des signes demeure alors complètement intérieur à un être-au-monde (In-der-Welt-sein) « immédiat ». Toutefois, à y regarder de plus près, il apparaît qu’une interprétation du fétiche et des sorts qui prendrait pour fil conducteur l’idée de signe ne peut absolument pas suffire pour saisir le mode d’« être-à-portée-de-la-main » (82) propre à l’étant qui fait encontre dans le monde primitif. Du point de vue du phénomène du signe, c’est plutôt l’interprétation suivante qui s’imposerait : pour l’homme primitif, le signe coïncide avec le montré. Le signe peut lui-même représenter le montré, non pas seulement en le remplaçant, mais en ce sens que le signe est lui-même toujours le montré. Toutefois, cette coïncidence remarquable du signe avec le montré ne provient nullement de ce que la chose-signe aurait déjà subi une certaine « objectivation », de ce qu’elle serait expérimentée comme pure chose et transportée dans la même région d’être du sous-la-main que le montré. La « coïncidence » en question n’est point l’identification de choses auparavant isolées, elle suppose plutôt que le signe ne s’est pas encore libéré du désigné. Un tel emploi de signes s’identifie encore totalement à l’être du montré, à tel point qu’un signe comme tel ne peut encore absolument pas se dégager. La coïncidence ne se fonde point dans une objectivation première, mais dans son absence totale. Or cela signifie que le signe n’est absolument pas découvert comme outil (Zeug), et, en fin de compte, que l’« à-portée-de-la-main » intramondain n’a absolument pas le mode d’êtrêtre de l’outil (Zeug). Peut-être même un tel fil conducteur – nous voulons dire l’être-à-portée-de-la-main, l’outil (Zeug) – est-il de nul profit pour une interprétation du monde primitif, et pas davantage du reste l’ontologie de la choséité (Dinglichkeit). Si cependant il demeure vrai qu’une compréhension de l’être est constitutive du Dasein et du monde primitifs, alors le besoin ne s’en fait que plus vivement sentir d’élaborer l’idée « formelle » de la mondanéité (Weltlichkeit), autrement dit d’un phénomène qui soit modifiable en un sens tel que tous les énoncés ontologiques qui prétendent que, dans tel contexte phénoménal prédonné, quelque chose n’est pas encore ou n’est plus ceci ou cela, puissent recevoir un sens phénoménal positif à partir de ce que cette chose n’est pas. EtreTemps17
Or qu’est-ce que cela veut dire : ce vers quoi de l’étant intramondain est de prime abord libéré doit préalablement être ouvert ? À l’être du Dasein appartient la compréhension de (86) l’être. La compréhension a son être dans un comprendre. Si le mode d’être de l’être-au-monde (In-der-Welt-sein) échoit essentiellement au Dasein, alors à la réalité essentielle de sa compréhension de l’être appartient le comprendre de l’être-au-monde (In-der-Welt-sein). L’ouverture préalable de ce vers quoi l’étant intramondain est libéré n’est rien d’autre que la compréhension du monde auquel le Dasein comme étant se rapporte toujours déjà. EtreTemps18
À partir de la significativité (Bedeutsamkeit) ouverte dans la compréhension du monde, l’être préoccupé auprès de l’à-portée-de-la-main se donne à comprendre ce dont il peut à chaque fois retourner avec ce qui lui fait encontre. La circon-spection découvre, ce qui veut dire que le « monde » déjà compris est explicité. L’à-portée-de-la-main vient expressément à la vue compréhensive. (149) Accommoder, préparer, réparer, améliorer, compléter, tout cela s’accomplit en ex-plicitant en son pour… l’à-portée-de-la-main découvert par la circon-spection, et en s’en préoccupant conformément à cet être-ex-plicité devenu visible. L’étant ex-plicité comme tel par la circon-spection en son pour…, expressément compris, a la structure du quelque chose comme quelque chose. À la question circon-specte : qu’est cet à-portée-de-la-main déterminé ?, la réponse explicitante correspondante est : il est pour… L’indication du pour… n’est pas simplement la nomination de quelque chose, mais le nommé est compris comme ce comme quoi ce qui est en question doit être pris. Ce qui est ouvert dans le comprendre, ce qui est compris est toujours déjà accessible de telle manière qu’en lui son « comme quoi » puisse être expressément dégagé. Le « comme » constitue la structure de l’expressivité de ce qui est compris ; il constitue l’explicitation. L’usage circon-spect-explicitatif de l’à-portée-de-la-main intramondain, qui « voit » celui-ci comme table, porte, voiture, pont, n’a pas nécessairement besoin d’ex-pliciter déjà dans un énoncé déterminant l’étant ainsi explicité par la circon-spection. Tout voir pur et simple anté-prédicatif de l’à-portée-de-la-main est déjà en lui-même compréhensif-explicitatif. Mais, dira-t-on, n’est-ce pas le défaut de ce « comme » qui constitue la « pureté » d’un pur accueil de quelque chose ? En réalité, le voir de cette vue est à chaque fois déjà compréhensif-explicitatif. Il abrite en soi l’expressivité des rapports de renvoi (du pour…) qui appartiennent à la totalité de tournure (Bewandtnis) à partir de laquelle l’étant purement et simplement rencontré est compris. L’articulation du compris dans l’approchement explicitatif de l’étant au fil conducteur du « quelque chose comme quelque chose » est antérieure à l’énoncé thématique sur lui. Bien loin de ne surgit qu’en celui-ci, le « comme » est seulement pour la première fois ex-primé, ce qui n’est possible que pour autant qu’il est déjà là en tant qu’ex-primable. Que l’expressivité d’un énoncé puisse faire défaut dans l’avisement pur et simple, cela n’autorise pas à dénier à ce pur et simple voir toute explicitation articulante, donc la structure du « comme ». Le voir pur et simple des choses les plus proches dans l’avoir affaire avec… inclut si originairement la structure d’explicitation que la saisie de quelque chose comme-libre, pour ainsi dire, a justement besoin d’une certaine inversion de sens. Dans le pur regard qui fixe, l’avoir-devant-soi-sans-plus-quelque-chose est présent, en tant que ne-plus-comprendre (NT: Autrement dit : pour avoir simplement quelque chose devant soi, et ainsi pouvoir le fixer uniquement du regard, il faut ne plus le comprendre, ce qui veut dire que le comprendre est antérieur à la saisie de quelque chose comme « libre ».). Cette saisie-comme-libre est une privation du voir purement et simplement compréhensif, elle n’est pas plus originaire que lui, mais en dérive. Le fait ontique que le « comme » ne soit pas exprimé ne doit pas conduire à le méconnaître en tant que constitution existentiale apriorique du comprendre. EtreTemps32
Mais si tout percevoir d’un outil (Zeug) à-portée-de-la-main est déjà compréhensif-explicitatif, s’il laisse de manière circon-specte quelque chose faire encontre (begegnen) comme quelque chose, cela ne veut-il pas dire justement qu’est d’abord expérimenté un pur sous-la-main, qui n’est (150) appréhendé qu’ensuite comme porte ou comme maison ? Mais voir les choses ainsi serait prendre à contresens la fonction spécifique d’ouverture de l’explicitation. Car elle ne jette pas, pour ainsi dire, une « signification » sur la nudité du sous-la-main, elle n’y accole pas une valeur : au contraire, avec l’étant rencontré à l’intérieur du monde comme tel, il retourne à chaque fois de…, et c’est cette tournure (Bewandtnis), ouverte dans la compréhension du monde, qui est ex-plicitée par l’explicitation. EtreTemps32